John Irving : L'Oeuvre de Dieu, la part du Diable


 John Irving, L'Oeuvre de Dieu, la part du Diable, Points Seuil, 1986 (1985), 735 p.


Il s'agit d'un roman d'initiation. Une initiation singulière, puisque Homer, orphelin adopté par le docteur Larch est initié, précisément par ce dernier au métier d'accoucheur et d'avorteur, une « oeuvre de Dieu » ou bien « la part du Diable » : accoucher des orphelins ou bien avorter, telle pourrait être résumée la problématique du livre, sans que la distance entre les deux ne soit si grande : « Que ce fût après l'œuvre de Dieu, ou après l'œuvre du Diable, le contenu de la poubelle était en grande partie identique. Dans la plupart des cas : sang et mucosité, coton hydrophile et gaze, placenta et poils pubiens. » (92).
 S’il s’agit d’un récit romancé faisant la part belle à l’imagination (ne serait-ce que réunir sous le même toit ces deux fonctions antinomiques) et convoquant de multiples petites histoires annexes et personnages sinon loufoques en tout cas apparemment très « marqués », il n’en demeure pas moins que les questions morales le traversent de part en part. En effet, ces êtres en partie déglingués par leur abandon, réunissent des problématiques universelles, dont celle de l’amour. Ainsi, ce qu’on appelle ordinairement la psychologie des personnages est en fait la capacité de l’écrivain à restituer la profondeur humaine, et de ce point de vue, Irving fait fort car par touches successives il donne à chacun d’eux l’épaisseur qui sied à l’humanité car c’est la totalité des différents personnages mise bout à bout qui la montre. Aussi, un peu à la manière d’un Steinbeck et son art du dialogue ou celui du déplacement, quand par exemple on suit Melony dans son périple à la recherche d’Homer et qu’elle pratique mille métiers, celui-ci nous instruit sur nous même.
Il y a de l’expression des sentiments, mais avec retenues (en partie dues aux origines des enfants orphelins), retenues accroissant leur force : « Il aurait pu dire à Homer qu'il l'aimait beaucoup, (…) mais il se prit à espérer qu’il comprendrait à quel point la retenue des sentiments était la condition du respect de soi-même. » (263)
Initiation donc au métier de docteur, et plus généralement découverte de toutes les étapes de la vie notamment celle de l’amour : « Il embrassa Debra avec précaution, sur sa petite bouche sèche. Elle lui rendit son baiser. Il s'installa plus confortablement à côté d'elle, et elle posait la tête contre son épaule, une main sur sa poitrine. Il voulut poser à son tour la main sur la poitrine de Debra, mais elle la repoussa. Il sentit que quelque chose lui échappait encore, mais il s’élança, timidement, à la découverte des règles. Il l’embrassa dans le cou : c'était acceptable – elle se blottit contre son cou et quelque chose de nouveau et d'audacieux (et de mouillé) lui lécha la gorge (la langue de Debra !) ; Homer laissa sa langue s'aventurer dans l'air emprisonné – pendant un instant, pour réfléchir aux utilisations possibles de sa langue. Il décida d'embrasser Debra sur la bouche et de suggérer doucement l'introduction de sa langue à cet endroit, mais ceci lui fut refusé avec énergie –la langue de Debra repoussa à celle d’ Homer et ses dents bloquèrent le passage. Il commençait à comprendre qu’il se trouvait en face d'une série de règles de type oui–non ; il avait le droit de lui frotter le ventre, mais pas de lui toucher les seins. La main posée sur sa hanche, avait le droit d'y rester, la main, sur ses cuisses, sur ses genoux, était enlevée. Elle prit Homer dans ses bras et le serra contre elle, elle lui donna des baisers tendres et doux ; il commençait à se sentir comme un caniche gâté – plus gâté que la plupart des chiens des Pettigrew. » (321)
D’ailleurs l’amour induit aussi un rapport à la vérité : Homer devient père en faisant l’amour avec Candy la promise de Wally parti à la guerre. Mais celui-ci en étant revenu estropié, s’enclenche un mensonge concernant la provenance de l’enfant : c’est un orphelin qu’Homer a adopté. Mensonge pour l’enfant lui-même. Mais ce tissu de civilité éclate quand Melony, orpheline originaire elle aussi de St Clouds, débarque et discerne toute la vérité au premier coup d’oeil. Il y a dans ces pages comme quelque chose de la force et du sens de l’authenticité portés par des êtres à certains égards plus frustres mais en même temps plus vrais. Ces traits de « vérité » de Melony retentissent d’ailleurs avec quelques traits d’humour : « Comment trouvez-vous ce livre, ma chérie ? Demanda t-elle à Melony, qui emportait toujours La petite Dorrit sous son bras ; elle n'avait pas réussi à dépasser la première page.
- Le début est plutôt lent, répondit Mélony. » (281)
Toutes ces questions graves (naissance, avortement, guerre, blessure, amour, etc.) sont effectivement traités avec cette touche d’humour (ne serait-ce déjà que dans la situation de départ), par exemple la description du premier accouchement de Larch : «  Larch mit au monde son premier enfant dans une famille lituanienne, qui vivait au dernier étage dans un appartement sans eau chaude, les rues alentours étaient jonchées de fruits écrasés, de légumes déchiquetés et de crottin de cheval. Il n'y avait pas de glace à poser sur l'abdomen, à la hauteur de l'utérus, en cas d'hémorragie postnatale. Un pot d'eau bouillait déjà sur le fourneau, mais Larch aurait aimé stériliser l'appartement entier. Il envoya le mari chercher de la glace. Il mesurera le bassin de la femme. Il localisa le fœtus. Il écouta battre son cœur, tout en regardant son chat jouer avec une souris morte sur le sol de la cuisine.
Une future grand-mère était présente ; elle parlait lituanien à la femme en travail. Au docteur Larch, elle parla un étrange langage par gestes qui le persuada que la future grand-mère était faible d'esprit. Elle lui signifia qu'un gros naevus sur son visage était pour elle une source de plaisir hystérique, soit de douleur hystérique – Larch fut incapable de trancher ; peut-être voulait-elle simplement qu'il enlève le naevus, soit avant, soit après avoir mis le bébé au monde. Elle trouvait plusieurs moyens d'exhiber la grosseur – une fois en tenant une cuillère à café dessous, comme si elle allait tomber ; une fois on la recouvrant d'une tasse, puis en la révélant brusquement, comme s’il s'agissait d'une surprise ou d'un tour de passe-passe. Mais l’ardeur avec laquelle elle exhibait chaque fois, le naevus suggéra plutôt que la vieille avait simplement oublié qu'elle le lui avait déjà montré.
Quand le mari revint avec la glace, il marcha sur le chat, qui exprima sa désapprobation sur un ton qui fit croire à Wilbur Larch que l'enfant était déjà né. Larch fut ravi de ne pas avoir à utiliser le forceps ; l'accouchement s’avéra rapide, sans risque et très bruyant, à la suite de quoi le mari refusa de laver le bébé. La grand-mère se proposa, mais Larch craignit que la conjonction de son excitation et de sa faiblesse d'esprit ne provoque un accident. Précisant (de son mieux, sans le bénéfice de la langue lituanienne) qu'il fallait laver l’enfant à l'eau tiède et au savon – mais non l’ébouillanter dans le pot sur le fourneau, ni le tenir, la tête en bas, sous le robinet d'eau froide –, Larch accorda toute son attention au délivre, qui refusa de se laisser extraire. À la façon dont la patiente saignait, Larch comprit qu'il aurait bientôt une hémorragie grave sur les bras.
Il supplia le mari de lui briser un peu de glace – le bonhomme, très costaud, avait acheté un pain entier et emprunté au marchand de grosses tenailles pour le manipuler. Il était campé à l'entrée de la cuisine avec les tenailles sur l'épaule, l'air menaçant. Le pain de glace aurait pu refroidir l’utérus de plusieurs patients en sang ; l'appliquer, d'un seul bloc, à une seule patiente, aurait écrasé l'utérus, sinon la patiente elle-même; À ce moment, le bébé ensavonné glissa des mains de la grand-mère et tomba au milieu de la vaisselle qui trempait dans l'eau froide de l'évier – juste à l'instant où le mari marcha de nouveau sur le chat. Profitons de la situation, dès qu'il vit la grand-mère et le père distraits, Larch saisit le haut de l'utérus de sa patiente, à travers la paroi d'ombre, et serra très fort. La femme hurla et lui prit les mains ; la grand-mère, abandonnant l'enfant parmi les assiettes sales, agrippa Larch par la taille et le mordit entre les omoplates. Le mari récupéra l'enfant dans l'évier d'une main, mais brandit de l'autre les tenailles au-dessus de la tête de Larch. Sur quoi Wilbur Larch – coup de chance –sentit le placenta se détacher. Lorsque, très calme, il montra du doigt ce qu'il venait d'extraire, la grand-mère et le mari parurent plus émerveillés par la chose que par l'enfant. Après avoir lavé le bébé lui-même et donné à la mère un peu d'ergot de seigle, il prit congé en s’inclinant sans un mot. En sortant, il fut surpris d'entendre du chambard presque à l'instant où il referma la porte : la grand-mère, la patiente glacée, le mari –tous en lituanien – et le bébé qui ajoutait sa voix de bon cœur à la première querelle de famille. Comme si l'accouchement, et la présence même du docteur Larch, n'avaient été qu'un bref entracte dans une vie de tumulte inintelligible.
Larch navigua à l’estime dans l'escalier sombre et trébucha jusqu'à l'air libre ; il marcha sur une tête de laitue en putréfaction qui céda sous son pied avec la mollesse déconcertante d'un crâne de nouveau-né. Cette fois il ne confondit pas le miaulement affreux du chat avec des cris d'enfants. Il leva les yeux juste à temps pour voir l'objet voler par la fenêtre de l'appartement du Lituanien. Juste à temps pour pouvoir l'esquiver. On avait visiblement lancé l'objet sur lui, et Larch se demanda quelle offense particulière, peut-être lituanienne, il avait bien pu faire à ces pauvres gens. Il fut choqué de voir que l'objet lancé par la fenêtre – et maintenant sans vie sur le sol à ses pieds – était le chat. Mais il ne fut pas choqué outre mesure ; pendant une seconde seconde fugitive, il avait craint que ce fût l’enfant. Son professeur d'obstétrique à Harvard, lui avait enseigné que « l’élasticité du nouveau-né » était « une merveille », mais Larch savait que le chat possède également une élasticité considérable, et il remarqua que l'animal n'avait pas survécu à sa chute. » (60)

Ce roman peut s’appréhender comme une longue traversée, celle de la vie, avec des orphelins devenir parents, est symbolisée par cette réflexion sur les bigorneaux : « Ray ne déplaçait pas un seul bigorneau quand il s'asseyait sur sa jetée ; il savait qu'il faut beaucoup de temps à un bigorneau pour arriver où il va. » (492)

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Radiographie d'un jeu spécifique

Bernhard Schlink : La petite-fille

Lydie Salvayre : La Médaille