La condition ouvrière dans le capitalisme chinois


 


Xu Lizhi & Jenny Chan & Yang,  La machine est ton seigneur et ton maître, Agone, 2015, 111 p. 

Recueil de textes, de témoignages et d'analyses sur le travail ouvrier en Chine au début du XXIe siècle. C'est le constat d'un travail automatisé dans lequel les ouvriers sont au service des machines : « nous sommes devenus une prolongation des machines, leur appendice, oui, leur domestique. » (3) À tel point qu'ils sont contents quand la machine tombe en panne, et même la mettent en panne eux-mêmes. Une autre forme de résistance constitue à quitter la boîte : « voter avec ses pieds.
Le parcours de Tian Yu illustre la vie des ouvriers dans les chaînes d'approvisionnement mondialisées des explorateurs chinois. Elle est issue de la campagne dans une famille de paysans, sa grand-mère l'ayant élevé, pendant que ses parents gagnaient leur vie à l'usine, loin de chez eux. Avec Internet, une vie urbaine et pleine de richesses semblait possible. Tous les jeunes partaient à la découverte de ce monde extérieur. Mais en débarquant à Shenzhen, c'est la désillusion. Cette ville est la première zone économique spéciale ouverte aux investissements étrangers ou chinois de l'étranger en 1980. Quand elle rentre dans cette usine, on distribue un guide de l'employé puis commence une formation au cours de laquelle l'instructeur vante la vie de Steve Jobs ou Bill Gates et véhicule cette idée que l'on peut faire fortune. Il s'agit d'une usine gigantesque où il faut une heure pour aller d'un bout à l'autre à pied. La journée type est : levé à 6h30, réunion d'employés non payée à 7h20, embrayage à 7h40, déjeuner à 11h, et heures supplémentaires jusqu'à 19h40. Journée de huit heures plus quatre heures supplémentaires obligatoires.
Le modèle de production et le taylorisme classique avec un processus ultra simplifié pour lequel les ouvriers n'ont besoin d'aucune formation. Usage du chronomètre pour mesurer les tâches. Ainsi, Tian Yu fait cinq opérations en 10 secondes. Le site, le système de management est inspiré de l'expérience dans l'armée du directeur de production avec une obéissance absolue du sommet à la base. Le bavardage entre collègues est rare, on se précipite pour faire la queue et manger le plus vite possible, toute conversation dans l'atelier est interdite, dans l'atelier, il y a des caméras de surveillance partout, des milliers d'agents de sécurité font des rondes chaque nuit (tout cela pour préserver les secrets de fabrication des iPhone par exemple. Mais on peut douter de l'efficacité de cette surveillance car le pillage industriel a été massif). Les punitions ne sont pas rares, le sentiment d'isolement et d’étrangeté est très fort, le désarroi s'accumule, surtout quand Tian Yu s'aperçoit qu'elle n'a pas été payée pour son premier mois de travail : elle déambule alors de bureau en bureau pour faire reconnaître son droit, mais elle n'obtiendra pas sa satisfaction, c'est-à-dire le versement d'environ 175 € pour un mois de salaire de base. « Les effets cumulés d'un travail à la chaîne interminable, des horaires de travail, punitif, de la discipline d'usine, implacable, d'une vie de dortoir solitaire et du rejet, des managers et des administrateurs, auxquels s'ajoutent le non-versement de son salaire par l'entreprise, puis son incapacité à contacter ses amis et sa famille sont les causes immédiates de sa tentative de suicide. (…) J'étais si désespérée que ma tête s'est vidée. » (34) Elle se jette du quatrième étage de l'immeuble de son dortoir, et après 12 jours dans le coma, elle se réveille avec la moitié du corps paralysé.
Face à cette vague de suicide, la direction de l'entreprise réagit : elle demande aux candidats de remplir un test psychologique, afin d'écarter les plus faibles et donc les risques, mais aussi, en faisant signer aux candidats une promesse de non suicide.

Postface
À Shenzhen, le site de production rassemble 350 000 ouvriers sur 3 km². Pour 60 heures de travail par semaine on gagne 500 €. Les travailleurs sont de jeunes migrants qui vivent dans des chambrées d'une dizaine sans intimité. Les fenêtres des bâtiments sont grillagées, depuis la vague de suicides au printemps 2010. Les réunions obligatoires du début et de fin de journée ne sont pas payées. Il est interdit de parler à son voisin de chaîne et de lever la tête. La nourriture est insipide et insuffisante. Le recrutement est payant, y compris la visite médicale et dans les dortoirs l'eau potable n'est pas fournie.# Sur ces sites, cancers, maladies respiratoires et neurologiques sont fréquentes, résultats de l'exposition aux poussières d'aluminium, fluides de coupe et solvants. La figure du patron trône sur les murs avec cette inscription : « un dirigeant doit avoir le courage d'être un dictateur pour le bien commun.», Ce même directeur qui invite le directeur du zoo à donner un cours de management animalier. Ainsi, alors qu'en Occident, les campus et les labos de recherche et développement se multiplient, et que l'économie de ces pays a été placée sous le signe de la production de connaissances et de l'échange de l'information, ce déferlement de haute technologie n'était rendu possible que par « une opération idéologico-magique » (80), de dématérialisation (la production étant repoussée, en Orient et en Afrique). Cette recherche qui donc voit la création de téléphones portables sauveur de femmes en détresse, de futurs drones ambulanciers, de l'étiquetage électronique des aliments permettant de proposer des recettes, de la brosse à dents connectée, etc., « mais qui semble dépourvue d'imagination quand il s'agit de mettre ces bénéfices sociaux attendus en balance avec le coût humain et écologique de la production de nouveaux objets électroniques  » (82) : quels matériaux extraits de quelles mines, dans quelles conditions et au prix de quels conflits géopolitiques, avec quelle durée de vie pour ces gadgets, avec quels déchets et quelles consommations énergétiques ? Avec aussi l'idée qu'un nouveau robot comme compagnie, ou pour libérer les travailleurs du tiers-monde des tâches  ingrates, va voir le jour...

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