Henri Troyat : L’araigne




Henri Troyat, L’araigne, Plon, 1938, 173 p. (epub)

Tout porte à voir le comportement de Gérard comme méprisable : manipulateur, pervers, égoïste, il semble exercer son diktat masculin sur ses trois sœur et sa veuve de mère :
« - Tu estimes que ta mission est de caser tes trois filles, au plus vite dans les bras, dans les lits qui s'ouvrent !
- Gérard !
- Il baissait le ton jusqu'au sifflement : tu les lâches comme du lest, sans te demander où elles tomberont ! Il sentait qu'il passait la mesure, et cependant une folie méchante, le poussait à la torturer : tu prépares le malheur de tes enfants, avec le sourire béat, d'une bonne commerçante ! » (31)
S’est-il arrogé les pleins pouvoirs après la mort du père, on peut le supputer, mais en vérité on ne le sait pas. On le voit exercer sa tyrannie au quotidien. Sa hantise : que ses sœurs, « dont il eut aimé plier à sa guise les destinées » s’éloignent de lui. Aussi la question de leurs amours et mariages devient-elle centrale.
« - Il te fallait un homme !
- N’essaie pas de salir des sentiments, que tu es incapable d'éprouver !
- Je m'en félicite ! » (35)
En effet, « il n'avait pas aimé. Il n'aimerait jamais. Cela était certain. (…) Une lucidité excessive lui défendait le plaisir des sens. Au moment où la raison des autres chavirait dans une ardeur honteuse, la sienne luttait contre l'anéantissement, contre la nuit du corps, contre la folie d'en bas. Il n'avait pas de mal à vaincre le désir de la créature. Mais un autre désir, le hantait – la possession des âmes – auquel il ne pouvait se soustraire. » (79) La possession autrement dit un régime patriarcal dont il n’est pas le seul représentant puisque son beau-frère Aucoq trône, « affreusement propriétaire. » (59) Les hommes semblent donc décider, mais le partage des femmes ne peut se faire sereinement. Gérard refuse que ses sœurs entrent sur ce marché matrimonial bestial sur lequel des hommes, « flairant la piste, tirant la langue » cherchent « la quête de la femme, la chasse ! Voilà ce qui était atroce ! » (80) Et même l’union scellée dans le mariage et matérialisée par l’enfantement ne trouve pas grâce à ses yeux : « Gérard ne reconnaissait plus sa sœur, si réservée, si froide, si intelligente jadis, dans cette femelle amollie d'allégresse vulgaire, et comme retranchée dans la joie étroite de la maternité. Il s'exaspérait à deviner, derrière les moindres gestes du couple, ce bonheur malpropre des époux avec ce qu’il supposait de promiscuité de manies, d'odeurs, de moiteurs acceptées. C'était un univers de linges douteux, de vases souillés, de soins répugnants, qui se révélaient à lui, et dont lui seul comprenait toute l'horreur lamentable. » (150) S’il disqualifie l’amour en le ramenant ainsi à de bas instincts, ne serait-ce pas parce qu’il est un « intellectuel impuissant ? » se demande un de ses amis (92), ce qu’affirme aussi une femme qui le drague : « Tu es impuissant, comme une flanelle par-dessus le marché ! » (146) Contre cette recherche de la puissance par la manipulation, un ami qui voit clair dans son jeu lui livre ce conseil : « la vie ne s’obtient pas elle s’accepte. » (162) Ses entreprises mensongères peuvent triompher temporairement mais aussi le dégoûter : « Un revirement aussi pitoyable écœurait Gérard et le comblait d’aise. La maîtrise des évènements lui revenait au moment précis où il s'estimait dominée par eux. » (103) La médiocrité des gens est donc aussi la sienne. Il en a d’ailleurs conscience, quand dans un ultime baroud il tance une de ses sœurs : « Tu es trop bonne. Tu te sacrifies sans compter à ceux qui, comme moi, ont besoin de ton affection. Il faut être plus égoïste… Il l’observait et la sentait palpitante, torturée, honteuse sous ce regard qui la dominait. » (125) Son égoïsme, c’est aussi sa solitude, son enfermement, car il « n'avait rien, n'aurait rien pour le détourner de sa peine. » (122) Cette peur pathétique de l’abandon nous livre sa part d’humanité. Et d’ailleurs, malgré ses manœuvres, malgré ses oppositions, ses sœurs convolent l’une après l’autre. Aussi, au terme du récit, la puissance de Gérard n’apparaît-elle pas si évidente, et il finit par succomber de son ultime tentative de garder la cadette dans son foyer. Certes le roman dénonce une main-mise patriarcale, mais en creux ne célèbre t-il pas l’indépendance des filles ?
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