Le travail précaire

 


Daniel Martinez, Carnets d’un intérimaire, Agone, 160 p., 2003


Ce récit court entre les années 1994 et 1998. À cheval donc sur la cohabitation Balladur–Mitterrand, puis celle entre Chirac et Jospin. Il n'est en fait pas indifférent de situer la politique dans cette histoire, car l'auteur y fait référence pour exprimer son ras-le-bol de toutes les politiques à l'égard des ouvriers et du maintien, année après année, dans la précarité, celle-là même qu'il raconte tout au long de ces pages. En particulier, il dénonce la soumission de la gauche à l'ordre économique dominant, son renoncement à changer quoi que ce soit, son indifférence pour les plus faibles. Il décrit dans le détail les tâches qu'il a accomplir comme intérimaire. Ce statut est précaire, dans toutes ses dimensions : les conditions de travail où l'insécurité est constante, faute de matériel approprié (les gants, les chaussures) ; les droits et les salaires inférieurs à ceux des ouvriers à statut, alors que les tâches sont les mêmes ; et finalement la soumission obligée, car « j'ai besoin de bouffer. Je ne peux que fermer ma gueule. » (23) Dans cet univers de travail, les risques sont constants, par exemple cette vitre qui explose alors que les ouvriers tentent de la dégager de son enveloppe.

Il voit les mesures prises par le gouvernement Aubry avec les stages et formation de longue durée un moyen d'effacer les demandeurs d'emploi des listes officielles et donc de faire diminuer le chômage de manière artificielle. L'appel à la révolte est constant, il faut « filer la trouille ou bourgeois ! » (27) Mais il note au passage que, parmi ses compagnons d'infortune, ce sentiment n'est pas nécessairement partagé, les critiques internes sont nombreuses. Contre une vision irénique de la classe ouvrière, ce récit montre qu'elle est traversée par des divisions. Si ce mot de révolte est ici un peu vite de sens, il annonce le mouvement des gilets jaunes qui verra le jour 30 ans plus tard.

Cette vie où on est payé à la tâche, où l'on attend impatiemment le vendredi pour faire le compte de ce que l'on va toucher, où on n'est jamais sûr de retrouver une mission la semaine d'après, a des effets sur la vie de couple et de famille. L'épouse est le refuge vers lequel il se tourne constamment pour penser ses plaies, mais c’est aussi elle qui supporte les tensions que son mari éprouve jour après jour. Pour continuer à se sentir exister, il multiplie les entraînements sportifs comme d'autres plongeraient dans l'alcool.

Dans ce travail où les agressions sont constantes (bruits, odeurs, charges lourdes, la crasse, le froid ou la chaleur, matières visqueuses, etc.) la présence de compagnons d'infortune avec lesquels on peut échanger est primordiale. Par exemple, quand untel partage avec lui, l'amour des livres.

Et, parfois, l'inacceptable est inaccepté et le refus de continuer s'exprime : « Signez-nous nos feuilles, on s'en va. » (56) D'autres petites tactiques apparaissent pour surnager, la – petite - fraude, ne pas déclarer toutes les missions afin de continuer à percevoir le chômage, ou encore ralentir la cadence (le freinage). Dans ces moments de résistance, il s’oppose souvent au supérieur immédiat, le contremaître : c’est vis-à-vis de lui, que le plus souvent, la lutte frontale s'exerce. A ses yeux, ces rapports de force ne peuvent se vivre que dans le monde ouvrier, comme « moment d'intensité » (130) mettant en jeu les corps, mais connaissant donc les rapports de force plus symboliques s'exerçant dans d'autres classes sociales.

Les possibles portes de sortie semblent indiquer qu'un complément de formation est nécessaire. Il y consent et retourne donc prendre des cours à la faculté, même si la conciliation entre travail et étude s'avère difficile : il faut prendre sur le temps de sommeil. « Je me dis que le monde du travail ne peut pas être que ça. Il me semble, au contraire que l'accomplissement d'une quelconque tâche doit, au moins de temps en temps, procurer une forme d'épanouissement, la satisfaction d'avoir accompli une action utile, d'avoir réalisé et créé à la manière d'un artisan, d'avoir apporté avec humilité sa contribution, sa pierre à l'édifice. » (64)

Il est lucide sur le développement de ce type de statut, car il mesure tout le bénéfice que le patronat peut en tirer, et critique au passage l'économie libérale de marché, encouragée par les dirigeants socialistes, qui permet de délocaliser les entreprises vers des pays où la main-d'œuvre est moins chère. Au détour d'une promenade à vélo avec sa femme, il aperçoit des usines abandonnées, « les herbes folles et les grands chardons pousser librement un peu partout », symboles de la déliquescence d'un monde ouvrier.

Il voit aussi qu'il n'appartient pas au temps commun comme partir en vacances : « Pour nous autres, c'est surtout en été qu'il y a du boulot »).


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