Gil Ben Aych : Soixante-huit







Gil Ben Aych, Soixante-huit (I. Septembre 67 - Décembre 67 / II. Janvier 68 - Mai-Juin 68, Éditions du Canoë, 2024 (epub) (octobre 2024)




C'est le récit détaillé d'une courte (2 ans) tranche de vie d’un jeune (Simon) dans ses relations de famille (juive) et amoureuse (avec Fanny-Laure), ses moments scolaires (en classe de préparatoire), et surtout ses activités militantes. C’est surtout cet aspect qui retiendra le lecteur et qui rapporte ce roman au domaine de l’autofiction, car on sent bien que tous ces événements ont effectivement été vécus . S’ils ne l’ont pas été par l’auteur, celui-ci était suffisamment proche de leurs protagonistes pour en restituer la teneur. De ce point de vue c’est une réussite de pouvoir circuler comme si on y était, d’Assemblées Générales en discussions de café, de cours de philosophie en meetings politiques, de manifestations en moments de rêveries collectives. Car ce qui reste en refermant le livre, c’est l’enthousiasme de cette jeunesse qui s’empare des questions de société et les questionner philosophiquement et politiquement. On retrouve ainsi les multiples groupuscules en particulier maoïstes et trotskystes qui débattaient et qui surtout affrontaient les tenants de la ligne officielle, celle du PCF, définitivement cataloguée de révisionniste par ces révolutionnaires marxistes. Le marxisme, il en justement question d’en de nombreuses pages qui auscultent et valorisent la parole d’Althusser, le maître à pensée de cette jeunesse. C’est le tour de force de l’auteur que de nous restituer ces débats (sur l’humanisme, sur l’idéologie, sur la révolution, etc.) en les incluant dans une fiction. Mais un marxisme épris de liberté : « nous ne sommes pas de ceux qui veulent anéantir la liberté individuelle et faire du monde une grande caserne ou un grand atelier. Il existe à la vérité des communistes qui en prennent à leur aise, et qui nient ou veulent supprimer la liberté personnelle, qui, à leur avis, barre la route à l’harmonie. Mais nous, nous n'avons pas envie d'acheter l'égalité au prix de la liberté. » (citation de Marx parue dans kommunisttiche zeitschrift)

On a ainsi le sentiment d’un reportage réaliste dans ce Paris en révolte, avec des personnages réels (les intellectuels et les politiques) mais aussi fictifs comme ce professeur de philosophie, Monsieur Sakoun, inventé de toutes pièces page 315.

Si l’écriture ne cherche pas l’effet, elle n’empêche cependant pas de donner chair à certains êtres, emblématiques par exemple de la fin de l’adolescence : « Didier Barbe vous regarde comme s'il avait plein de questions dans sa tête, mais qu'aucune ne pouvait être formulée, puisqu'il n'est pas complètement certain que parler aux autres soit vraiment une bonne chose. C'est le genre de bonhomme pour qui le monde tout entier est presque inutile, alors un cours ! Bref, il a toujours l'air de s'ennuyer prodigieusement ou plutôt, c'est mieux dire, de carrément s'emmerder : il traîne un ennui chronique, parce que l'amitié est toujours surfaite, que l'amour est une illusion, le savoir un objectif inaccessible, la culture un dilettantisme plus ou moins honnête, et le plaisir un dérivatif existentiel de l'homme. La vérité de Didier Barbe, c'est que l'homme presque toujours s'emmerde, et c'est pourquoi lorsque le cours de philosophie s'interrompt, il est capable de lancer dans le couloir, où les élèves prennent cinq minutes pour fumer et bavarder, que « l'essence de l'homme, ce n'est pas son existence, comme dit Sartre, mais son ennui, son inexistence ! » Il porte très souvent le même pull (à quoi bon, se changer ?), et autour du cou, une écharpe écossaise en laine, dont un pan est jeté derrière et l'autre devant, ce qui fournit l'occasion à certains de s'amuser à vouloir l'étrangler, en ayant l'air de réaliser son rêve secret, le suicide. Il est myope, secret, taciturne ; le genre de garçon, dont vous entendez toujours parler, quand il y a une mauvaise nouvelle à annoncer (et il perdra son père en cours d'année), le gars qui n'a pas d'amis ni d'amie, tout en tout un an de toute une classe, et qui a l'air, le soir, non pas de rentrer dans une famille comme tout le monde, mais dans une chambre pour étudiants car on ne lui voit pas de parents, il n'en parle jamais. » (38) C’est ce même art de la description de la fac, avec ses groupes et groupuscules politiques, son esplanade, ses étudiants allongés sur les pelouse, l’amour, les militants vendant des journaux, qui pourrait faire penser à un film de Jean Eustache.

Le message principal de ces jeunes révoltés est bien la critique de la société capitaliste dont l’auteur, s’appuyant sur un cours de philosophie (du fameux Sakoun), image le fonctionnement au moyen du trafic de drogue : « celui-ci est dans l'idéologie des sociétés capitaliste, un élément central, métaphorique de l'ensemble des processus, dans la mesure où le mode de production capitaliste se caractérise, si on le compare en termes marchands au féodalisme ou à l'esclavagisme, par la « drogue du trafic », soit un mode de production qui s'enivre du commerce, qui s'oublie tout entier, s'évanouit dans la vente et l'achat, qui s'anesthésie au trafic, sans plus de rapport réel avec la production et la consommation, vendre pour vendre c'est comme se droguer au commerce ! Et ensuite, deuxième, thèse, que le secret de la production capitaliste, c'était son principe même de fonctionnement, à savoir vendre plus pour gagner plus, traduit en « augmenter les doses et rapprocher les prises » ; si, bien que, ces deux thèses étant posées, la finalité du système capitaliste apparaît assimilable à un processus d'addiction, et le producteur–consommateur du système capitaliste est soumis au même processus qu'un sujet qui dépend d'une substance nocive. » (314)









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