Ethnologie des peuples sans écriture

 


Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Plon, 1962, 395 p.

Chapitre 1 : la science du concret
L'usage de l'abstraction n'est pas fonction de capacités intellectuelles, « mais des intérêts inégalement marqués et détaillés de chaque société particulière » (5). Dans toute société, l'univers « est objet de pensée, au moins autant que moyen de satisfaire des besoins. » (5) L'univers faunistique et floristique est particulièrement développé dans certaines sociétés, et cette familiarité a frappé différents enquêteurs ethnographes. On y relève une capacité d'observation détaillée, comme par exemple ces indiens Blackfoot, qui pouvaient diagnostiquer l'approche du printemps d'après l'état de développement des fœtus de bisons. Ainsi, la pensée magique « cette gigantesque variation sur le thème du principe de causalité » (Hubert et Mauss) se distingue moins par l'ignorance du déterminisme, que par son exigence plus intransigeante que celle de la science (18).
Mais comment expliquer que ces modes de pensée propres au néolithique se soient arrêtés et deviennent contemporains de la science contemporaine ? « C'est qu'il existe deux modes distincts de pensée scientifique, l’un proche de l'intuition sensible et l'autre plus éloigné. Mais en tout état de cause, « tout classement est supérieur au chaos ; et même un classement au niveau des propriétés sensibles et une étape vers un ordre rationnel. » (24) Ce qui est mis en œuvre, c'est « une science du concret » (25), une science première plutôt que primitive, qui bricole (26) et qui, ainsi peut atteindre « sur le plan intellectuel, des résultats brillants et imprévus. » Les éléments de la réflexion mythique « se situent toujours à mi-chemin entre des perceptions et des concepts. » (27) Comme pour le bricoleur qui dispose d’éléments précontraints, et pour qui la permutation d'un élément entraîne une réorganisation complète de la structure, la pensée mythique en fait tout autant. Elle travaille « à coup d'analogies et de rapprochements, ses créations se ramenant toujours « à un arrangement nouveaux d'éléments dont la nature n'est pas modifiée. » (31)
Où placer l'art dans ce système, entre la connaissance scientifique et la pensée magique ? Si l'on prend un exemple de portrait, on verra que l'artiste procède par réduction. Ce n'est donc pas simplement une reproduction mais « une véritable expérience sur l'objet. » La science travaille à l'échelle réelle, alors que l'art travaille à l'échelle réduite avec pour fin une image homologue de l'objet. « La première démarche et de l'ordre de la métonymie, elle remplace un être par un autre être, un effet par sa cause, tandis que la seconde est de l'ordre de la métaphore. » (36) Ainsi, l'artiste essaie d'unir « une connaissance interne et externe, un être et un devenir. » (37) L'artiste intègre l'évènement dans une structure, ce qui engendre l'émotion esthétique. Cette contingence se situe « au niveau de l'occasion, de l'exécution ou de la destination. » (39) C'est ainsi que l'artiste confronte ces deux niveaux, la structure et l'évènement, en s'adressant aux modèles, à la matière ou à l'usager. Cette panoplie correspond pour la première aux arts plastiques de l'occident, pour la seconde aux arts primitifs, et pour la troisième aux arts appliqués. Quand les difficultés d'exécution sont maîtrisées, ce dernier se transforme en art industriel.
Le jeu et le rite offrent des relations comparables à celle de la pensée mythique avec le bricolage et la création artistique. Le jeu se définit en effet par un ensemble de règles qui rendent possible un nombre pratiquement illimité de parties, alors que le rite ressemble plutôt à une partie privilégié retenu entre tous les possibles permettant un équilibre entre les deux camps. Les deux interagissent lors de cérémonies. Par exemple les rites d'adoption indispensables pour permettre à l’âme du mort de rejoindre l'au-delà et jouer son rôle d'esprit protecteur, s'accompagne normalement de compétitions sportives, de jeux d'adresse ou de hasard. Le jeu oppose les vivants et les morts, comme si, avant d'être débarrassé définitivement de lui, les vivants offraient au défunt la consolation d'une dernière partie. Mais l'issue est déterminée à l'avance. Car les les vivants vont nécessairement gagner : « Gagner au jeu, c'est tuer l'adversaire. » (46) Le jeu apparaît donc comme disjonctif, car si au départ les joueurs étaient égaux, à la fin de la partie, il y a des gagnants et des perdants. De façon symétrique inverse, le rituel est conjonctif car il institue une union (communion) entre deux groupes au départ dissociés. « Dans le cas du jeu, la symétrie est donc pré-ordonnée ; et elle est structurale, puisqu'elle découle du principe que les règles sont les mêmes pour les deux camps. L’asymétrie, elle, est engendrée. (…) Dans le cas du rituel, c'est l'inverse : on pose une asymétrie préconçue et postulée entre profane et sacré, fidèles et officiants, morts et vivants, initiés et non initiés, etc., et le jeu consiste à faire passer tous les participants du côté de la partie gagnante, au moyen d'évènements dont la nature et l'ordonnance ont le caractère véritablement structural. Comme la science, le jeu produit des évènements à partir d'une structure : on comprend donc que les jeux de compétition prospèrent dans nos sociétés industrielles ; tandis que les rites, et les mythes, à la manière du bricolage, décomposent et recomposent des ensembles évènementiels (sur le plan psychique, sociohistorique, ou technique) et s'en servent comme autant de pièces indestructibles, en vue d'arrangements structuraux tenant alternativement lieu de fins et de moyens. » (47)

Chapitre 2 : la logique des classifications totémiques
On observe une proximité (aussi affective) aux animaux qui rappelle que naguère ils vivaient avec les hommes. Les populations indigènes procèdent à des classifications qui peuvent ressembler à celle de la zoologie et de la botanique même si elles ne sont pas fondées sur un savoir théorique. Une identification vague ne suffit pas, car leurs observations sont si précises « que la place attribuée à chaque terme dans le système tient souvent à un détail morphologique ou à un comportement. » (86) Exemple, les esquimaux sculpter des effigies d'animaux grosse, comme des têtes d'allumettes, dont l'examen au microscope montrait qu'ils étaient capables de distinguer des variétés d'une même espèce. Chaque espèce ou variété remplit un nombre important de fonctions différentes dans des systèmes symboliques où certaines fonctions seulement leur sont effectivement assignées. Des cultures, même voisines, construisent des systèmes différents avec des éléments qui semblent identiques. Le système classificateur taux est conçu mais aussi vécu. Aussi, le système est-il donné dans la synchronie tandis que l'évolution démographique se découvre dans la diachronie. Si celle-ci peut faire éclater la structure, l'orientation structurale dispose de plusieurs moyens pour rétablir le système. Si l'organisation des tribus, à travers leurs mythes et rites ou systèmes classificatoires peuvent s'adapter à l'évènement, demeurent fondamentalement redevables à la structure.

Chapitre 3 : les systèmes de transformations
Les logiques pratico-théoriques des sociétés primitives sont mues par l'exigence d’écarts différentiels. Aussi bien sur le plan spéculatif que sur le plan pratique. Les systèmes de dénomination et de classement totémiques sont des codes « apte à véhiculer des messages transposables dans les termes d'autres codes, et à exprimer dans leur système propre les messages reçus par le canal des codes différents. » Ainsi, c'est « une méthode pour assimiler toute espèce de contenu. » (101) Par exemple, la relation entre l'homme et l'objet fait que le premier possède les caractéristiques du second. Au sein des groupes s'énonce ainsi des oppositions entre la naissance et la mort, entre l'individuel et le collectif qui affecte soit un diagnostic, soit une prohibition. « La prohibition découle d'un pronostic : qui mangera le fruit ou l'animal interdit périra. » (106)
Dans les communautés primitives (ici australiennes) tout se passe comme dans les sociétés paysannes : on cherche à se distinguer du village voisin et à le surpasser, « par la richesse ou l'ingéniosité du détail » (par exemple les coiffes). La double action du conformisme général (qui est le fait d'un univers clos) et du particularisme de clocher tend, ici, comme ailleurs, et chez les sauvages australiens comme dans nos sociétés paysannes, à traiter la culture selon la formule musicale du « thème et variations ». » (119)
Le totem, contrairement aux affirmations de Durkheim et Malinowski, n'est pas cantonné dans le domaine de la nature ou de la culture, mais vise « à transcender leur opposition. » (120) L'observation systématique des mythes montre des tableaux d'équivalence. Par exemple :
- pur, sacré : mâle / supérieur / fertilisant (pluie) / mauvaise saison ;
- impur, profane : femelle / inférieur / fertilisé (terre) / bonne saison.
Il y a donc bien deux saisons comme il existe deux sexes, deux sociétés, deux degrés de culture (initié/non initié), la bonne étant subordonnée à la mauvaise alors que sur le plan social, le rapport inverse prévaut. Les conditions naturelles ne sont pas subies, elles sont fonction des techniques, et ses propriétés possèdent des significations différentes selon la forme historique et technique de telles ou telles activités. Les rapports de l'homme avec le milieu naturel jouent le rôle d'objet de pensée : l'homme les conçoit (concepts) et dégage un système qui n'est jamais pré-déterminé, il y a toujours plusieurs systématisations possibles. L'erreur de l'école naturaliste « fut de croire que les phénomènes naturels sont ce que les mythes cherchent à expliquer : alors qu'ils sont plutôt ceux au moyen de quoi les mythes cherchent à expliquer des réalités qui ne sont pas elle-mêmes d’ordre naturel, mais logique. » « Voici donc en quoi consiste le primat des infrastructures. D'abord, l'homme est pareil aux joueurs, prenant en main, quand il s'attable, des cartes qu'il n'a pas inventées puisque le jeu de cartes est un donné de l'histoire et de la civilisation. En second lieu, chaque répartition des cartes résulte d'une distribution contingente entre les joueurs, et elle se fait à leur insu. Il y a des donnes qui sont subies, mais que chaque société, comme chaque joueur, interprète dans les termes de plusieurs systèmes, qui peuvent être communs ou particuliers : règles d'un jeu, ou règles d'une tactique. Et l'on sait bien qu'avec la même donne, des joueurs différents ne fourniront pas les mêmes parties, bien qu'ils ne puissent, contraints aussi par les règles, avec une donne quelconque, fournir n'importe quelle partie. » (126)
Il existe ainsi des règles du mariage et des prohibitions alimentaires (par exemple, les interdictions de tuer et de manger les totems comestibles sont liées aux cultes maternels) : chez les Tikopia d'Océanie et les Nuer d'Afrique, le mari ne consomme pas les animaux ou les plantes prohibés (car la nourriture ingérée contribue à la formation du sperme : si l'homme agissait autrement, au moment du coït, il introduirait dans le corps de sa femme, la nourriture prohibée). (139) Il n'existe pas de lien de priorité entre prohibition alimentaire et règle d'exogamie. Car entre les deux le lien n'est pas causal mais métaphorique. « Rapport sexuel et rapports alimentaires sont immédiatement pensés en similitude » (comme on le retrouve dans les expressions faire frire, passer à la casserole, etc.) L'équivalence le plus fréquente pose le mâle comme mangeur et la femelle comme mangée. « Il s'agit entre la culture et la nature d'un troc de similitudes contre des différences, et qui se situent, tantôt entre les animaux, d'une part, et entre les hommes, d'autre part, tantôt entre les animaux et les hommes. » (143) En décrivant les animaux sous forme d'oppositions et de contrastes, les hommes prélèvent des parties concrètes (plume, bec, dent) et en font des emblèmes. Ces mêmes animaux sont récusés comme aliments, à cause de leur ressemblance, Mais qui ne va pas jusqu'à une nature commune. Les prohibitions alimentaires sont subordonnées aux classifications totémiques. « Elles ne posent donc pas un problème séparé. Si, par le moyen des prohibitions alimentaires, les hommes dénient une nature animale réelle à leur humanité, c'est parce qu'ils leur faut assumer les caractères symboliques à l'aide desquels ils distinguent les animaux les uns des autres, et qui leur fournissent un modèle naturel de la différenciation, pour créer des différences entre eux. » (143)

Chapitre 4 : totem et caste

Les échanges des femmes et des nourritures sont le moyen d'assurer l'emboîtement réciproque des groupes sociaux et de le manifester. Ils peuvent être simultanément ou alternativement présents.
Les institutions totémiques invoquent une homologie, non pas entre les groupes sociaux et les espèces naturelles, mais entre les différences qui se manifestent au niveau des groupes et au niveau des espèces. Il existe donc un postulat « d'une homologie entre deux systèmes de différences, situés, l'un dans la nature, l'autre dans la culture. » (152) Mêmes distingués les uns des autres, les groupes sociaux, demeurent solidaires, appartenant au même tout, la loi d'exogamie permettant de concilier la diversité des groupes et l'unité des hommes. Mais envisagé en tant que tel, tel groupe social mettra en avant certaines propriétés différentielles, « conçues comme héréditaires » et définira son image à partir d'un modèle naturel qui l'écartera des autres groupes. Au point de ne plus pouvoir échanger avec les autres groupes les femmes car il aura tendance à se les représenter comme une espèce particulière. C'est ainsi qu'on passe de l'exogamie à l'endogamie. Dans l'échange des femmes, il existe un jeu où l'on passe de la ressemblance (de toutes les femmes comme genre), à la différence (des femmes appartenant à tel groupe). « Les castes posent les femmes comme hétérogènes naturellement, les groupes totémiques les posent comme hétérogènes culturellement. » (165)
« Tout ce que nous prétendons avoir démontré jusqu'à présent est que la dialectique des superstructures consiste, comme celle du langage, à poser des unités constitutives, qui ne peuvent jouer ce rôle à condition d'être définies de façon univoque, c'est-à-dire, en les contrastant par paire, pour ensuite, au moyen de ces unités constitutives, élaborer un système, lequel jouera enfin le rôle d'opérateur synthétique entre l'idée et le fait, transformant ce dernier en signe. L'esprit va ainsi de la diversité empirique à la simplicité conceptuelle, puis de la simplicité conceptuelle à la synthèse signifiante. » (174)

Chapitre 5 : catégories, éléments, espèces, nombres
Si les typologies zoologiques et botaniques sont utilisés plus souvent, c'est qu’elles permettre de traiter à la fois la singularité et la catégorie. « Dans la notion d'espèce, en effet, le point de vue de l'extension et celui de la compréhension s'équilibrent : considérée isolément, l'espèce est une collection d'individus ; mais, par rapport à une autre espèce, c'est un système de définitions. » (180) La diversité des espèces constitue la manifestation la plus directe que l'homme puisse percevoir de la discontinuité du réel : « elle est l'expression sensible d'un codage objectif. » (181) L'univers est ainsi l'objet d’une représentation « sous la forme d'un continuum, fait d'opposition successives. » (185) En vertu une démarche analytique, on passe des catégories aux éléments, et des éléments aux espèces. Par exemple le rite de vigile, avec les chants de l’ours et du castor qui représentent respectivement la terre et l'eau, qui mendient sur l'hivernage et s'y prépare en fonction de leurs mœurs, afin que, au printemps, leurs forces soient rétablies : c'est un gage de longue vie, promis aux hommes : « l'ours procède à un examen de son corps, et il énumère les marques de son amaigrissement, mais un corps qui atteste encore la puissance de la vie. (195) Le totem peut être tenu par n'importe quel élément durable, du milieu physique ou moral. Chaque tribu est divisée en clans, et chaque clan possède son totem dont le choix est arbitraire et qui peut provenir d'évènements historiques. C'est la croissance démographique qui décide de la création d'un clan ou d'un autre. Cet arbitraire est du même type que celui observé en linguistique. Mais si pour la langue va de l'arbitraire à la motivation, en revanche, les systèmes totémiques vont de la motivation à l'arbitraire. Il y a donc « une lutte constante entre l'histoire et le système. » (207) Quand les interprétations traditionnelles ne tiennent plus, on en élabore d'autres lesquelles, comme les premières, sont inspirées par des motivations et par des schèmes. Par exemple, selon l'origine, un schème dualiste est conçu sur la base de l'opposition ou de la ressemblance et il est formalisé en termes, soit de parenté (père et fils), soit d’orient (est et ouest), soit d'éléments (terre et mer, eau et feu, air et terre), soit enfin de différences ou de ressemblances entre les espèces naturelles. Ils essaient ainsi de formuler des règles d'équivalence.

Chapitre 6 : Universalisation et particularisation
Le totémisme ne serait pas enfermant, mais un moyen de s'universaliser : la fonction du totem est de s'identifier, se classer, se distinguer, se rapprocher (le proche et le lointain, les hommes et les sous-hommes, ou même les non-hommes comme les bêtes dangereuses ou les fantômes, etc). La personne est donc modelée selon des schèmes spécifiques, à la fois physiques et psychologiques. « Une société qui définit ses segments en fonction du haut et du bas, du ciel et de la terre, du jour et de la nuit, peut englober dans la même structure d'opposition des manières d'être sociales ou morales : conciliation et agression, paix et guerre, justice et police, bien et mal, ordre et désordre, etc. De ce fait, elle ne se borne pas à contempler dans l'abstrait un système de correspondances ; elle fournit un prétexte aux membres individuels de ces segments de se singulariser par des conduites; et parfois, elle les y incite. » (225)
Les noms propres sont une manière de singulariser les individus dans un système. L'élément concret n'échappe donc pas à l'intelligibilité : « tout un sens, sinon rien n'a de sens. » (228) Ainsi, les noms propres sont formés à partir des appellations claniques, l'individu étant « une partie de l'appellation collective » (231) : par exemple, l'animal-totem est décliné en chien aboyant, bison en colère, etc. en évoquant un aspect partiel de l'animal ou du végétal. C'est un moyen de se classer soi-même en s'exprimant par l'objet retenu.

Chapitre 7 : l'individu comme espèce

On observe à Bornéo que l'individu est désigné dans son rapport à une parenté immédiate (le teknonyme), à un réseau parentélaire vaste et changeant (nécronyme) et un rapport à soi (autonyme). Mais tous les individus ne sont pas égaux de ce point de vue, car pour la femme quand elle perd son mari, elle devient veuve d'untel car du vivant de celui-ci elle était déjà femme d'untel, autrement dit, elle avait déjà abandonnée son autonyme pour un terme exprimant sa relation à un soit autre (teknonyme).
On observe une prohibition du nom des morts dans certaines sociétés. Les noms sont détruit en même tant que disparaît l'existence individuelle. Sont alors fabriqués d'autres noms à la place alors que dans d'autres sociétés les noms sont inusables. Ces attitudes contradictoires expriment « une propriété constante des systèmes classificatoires : ils sont finis et indéformables, par ses règles et ses coutumes, chaque société ne fait qu'appliquer une grille rigide et discontinue sur le flux continu des générations, auquel elle impose ainsi une structure. » (264)
Les noms propres apparaissent toujours comme des termes généralisés ou à vocation généralisante. Ils sont voisins des noms d'espèce où ils jouent clairement le rôle d'indicatif de classe. (268) Par exemple, oiseaux et chiens sont pertinents sous le rapport de la société humaine, car ils évoquent par leur propre vie sociale (que les hommes conçoivent comme une imitation de la leur) ou parce qu'ils font partie de la nôtre. Le bétail fait aussi partie de la société humaine, mais il se situe à la limite de l'objet. Les chevaux de course comme les oiseaux forment une série disjointe de la communauté humaine mais dépourvus de sociabilité intrinsèque. Les oiseaux sont donc des humains métaphoriques, les chiens des humains métonymiques, le bétail un inhumain métonymique, les chevaux de course des inhumains métaphoriques : le bétail n'est contigu qu'à défaut de ressemblance, les chevaux de course ressemblants qu'à défaut de contiguïté. Chacune de ces deux catégories offre l'image en creux d'une des autres catégories, qui sont elle-mêmes dans un rapport de symétrie inversée. (275) Ce système compliqué est cohérent : les noms propres contamine, les noms communs, lesquels, expulser du langage ordinaire, passe dans la langue sacrée, laquelle permet de former des noms propres en retour. « Ce mouvement cyclique est entretenue, si l'on peut dire, par une double pulsation : les noms propres, primitivement, dépourvus de sens, gagnent du sens en adhérant aux noms communs, et ceux-ci lâchent leur sens, en passant dans la langue sacrée, ce qui leur permet de redevenir des noms propres. Le système fonctionne donc par pompage alternatif de la décharge sémantique, des noms communs aux noms propres, et de la langue profane à la langue sacrée. En fin de compte, l'énergie consommée provient du langage ordinaire, qui fabrique des mots nouveaux pour les besoins de la communication, au fur et à mesure que d'anciens mots lui sont enlevés. » (279)
Usage de la métaphore comme dans les noms empruntés aux fleurs : belle comme la rose, modeste comme la violette, etc. Noms tirés des langues sacrées : valeur de métonymie, Comme le nom impératrice–Eugénie donné à une fleur opère une transformation symétrique et inverse puisqu'elle se fait sentir au niveau du signifiant au lieu que ce soit à celui du signifiant : la fleur est qualifiée au moyen de la partie d'un tout, et pas n'importe laquelle, puisque c'est une personne dans un rôle social déterminé. Un type de nom sacré, et donc métonymisant, l'autre métonymisé. Les humains prennent des noms des fleurs, et ils donnent certains de leurs noms aux oiseaux, ces noms étant alors aussi métonymisants, puisqu'ils consistent le plus souvent en diminutifs de la langue populaire et qu'ils traitent la communauté des oiseaux comme équivalente dans sa totalité à un sous-groupe, humble et bon enfant de la société humaine. (282)
Il y a donc un caractère « à la fois sociologique et relatif qui s'attache à la notion d'espèce comme celle d'individu. » Sous l'angle biologique, les hommes relèvent d'une même race, et sont comparables aux fleurs qui bourgeonnent : ce sont autant de spécimens, d'une variété ou d'une variété. Donc les membres de l'espèce humaine sont comparables aux membres d'une espèce animale ou végétale quelconque. Pourtant, la vie sociale opère dans ce système, une transformation, puisqu'elle « incite chaque individu biologique à développer une personnalité », c'est-à-dire « une notion qui n'évoque plus le spécimen au sein de la variété, mais plutôt un type de variété ou d'espèce qui n'existe probablement pas dans la nature, et que l'on pourrait appeler mono individuelle. » Ce qui disparaît ainsi quand une personnalité meurt est « une synthèse d'idées et de conduites aussi exclusive et irremplaçable qu'une espèce florale. » « Tout se passe comme si, dans notre civilisation, chaque individu avait sa propre personnalité pour totem : elle est le signifiant de son être signifiant. » « Les noms propres forment donc la frange d'un système général de classification : ils en sont, à la fois, le prolongement et la limite. » (284-285)

Chapitre 8 : le temps retrouvé
Ce système présente une cohérence interne et une capacité d'extension illimitée. Il y a donc un axe structurant qui va du général au spécial, de l'abstrait, au concret, l'intention classificatrice pouvant aller jusqu'à son terme. Avec un principe implicite : « tout classement procède par paire de contrastes : on s'arrête seulement de classer quand vient le moment où il n'est plus possible d'opposer. » (287) Ainsi, la pensée sauvage se présente comme une pensée mettant en ordre le monde (contrairement à certaines prénotions, y compris, chez les sociologues comme Auguste Comte, lequel qualifie cette pensée de magique ou superstitieuse). Ces classifications sont structurantes dans la mesure où les individus appartiennent à un clan et ne peuvent pas en changer : un membre du clan de l’ours ne peut pas appartenir à celui de l'aigle, puisque « la seule réalité du système consiste en un réseau d'écarts différentiels entre des termes posés comme discontinus. » (296) Et dans le cas du sacrifice, c'est l'inverse, : bien que des choses distinctes soient souvent destinées de façon préférentielle à certaines divinités, le principe fondamental est celui de la substitution, et on peut à défaut de la chose prescrite la remplacer. Pourvu que l'intention persiste. Pour exprimer cette différence, on peut revenir à l'analogie avec la linguistique : les systèmes classificatoires se situent au niveau de la langue : « ce sont des codes plus ou moins bien faits, mais toujours en vue d'exprimer des sens, tandis que le système du sacrifice représente un discours particulier et dénué de bon sens quoiqu'il soit fréquemment proféré. » (302) Le mythe vient de s'inscrire dans un système déjà présent. Il raconte une histoire (diachronie) dont le sens n'apparaît que par le système (synchronie)
Dans le totémisme, la fonction l'emporte sur la structure, et se pose alors la question du rapport entre la structure et l'évènement. Une grande leçon, c'est que la forme de la structure peut parfois survivre quand la structure elle-même succombe à l'évènement. (307) « Il y a donc une sorte d'antipathie foncière entre l'histoire et les systèmes de classification. Cela explique peut-être ce qu'on serait tenté d'appeler le vide totémique, puisque, même à l'état de vestiges, tout ce qui pourrait évoquer le totémisme semble remarquablement absent de l'aire des grandes civilisations d'Europe et d'Asie. La raison n'est-elle pas que celles-ci ont choisi de s'expliquer à elles-mêmes par l'histoire, et que cette entreprise est incompatible avec celle qui classe les choses et les êtres (naturels et sociaux) au moyen de groupes finis ? Les classifications totémiques répartissent sans doute leurs groupes entre une série originelle et une série issue : la première comprend les espèces zoologique et botaniques sous leur aspect surnaturel, la seconde les groupes humains sous leur aspect culturel, et l'on affirme que la première existait avant la seconde, l'ayant en quelque façon engendrée. Néanmoins, la série origine continue de vivre dans la diachronie à travers les espèces animales et végétales, parallèlement à la série humaine. Les deux séries existent dans le temps, mais elles y jouissent d'un régime atemporel, puisque, réelles l'une et l'autre, elles y vogue de conserve, demeurant telles qu'elles étaient à l'instant de leur séparation. La série originelle est toujours là, prête à servir de système de référence pour interpréter ou rectifier les changements qui se produisent dans la série issue. Théoriquement sinon pratiquement, l'histoire est subordonnée au système. Mais quand une société prend le parti de l'histoire, la classification en groupes finis devient impossible, parce que la série issue, au lieu de reproduire une série originelle, se confond avec elle pour former une série unique dont chaque terme est issu par rapport à celui qui le précède, et originel par rapport à celui qui le suit. Au lieu d'une homologie donnée une fois pour toute entre deux séries, chacune pour son compte finie et discontinue, on postule une évolution continue au sein d'une seule série, qui accueille des termes en nombre illimité. » (308)
L’histoire mythique ou mythologique est celle d'une répétition. Le nouveau s'intègre à cette histoire, au moyen du rituel qui unit les morts et les vivants avec trois sortes de rite :
- les rites de contrôle (ils visent à accroître ou restreindre les espèces au détriment ou au bénéfice de la collectivité en fixant la quantité d'esprits dont on permettra la libération) ;
- les rites historiques : ils recréent l'atmosphère sacrée et bénéfique des temps mythiques, l'époque du rêve ;
- les rites de deuil : ils assurent la reconversion en ancêtre d'hommes qui ont cessé d'être des vivants.
Le système du rituel a donc pour fonction de surmonter les oppositions : diachronie/ synchronie, périodicité /apériodicité, temps réversible / temps irréversible.

Chapitre 9 : Histoire et dialectique

Dans le vocabulaire de Sartre, Lévi-Strauss serait défini comme « « matérialiste transcendantal et esthète ». « Nous croyons que le but dernier des sciences humaines n'est pas de constituer l'homme, mais de le dissoudre. » (326) La relation à l'histoire : au fur et à mesure du temps, elle cesse d'être intériorisable. Si ce que l'homme vit est alors un mythe, celui-ci apparaît comme tel au fil du temps, puis peut disparaître. L'histoire est la science des continuités alors que l'ethnologie est la science de la spatialisation. L'histoire comme construction est inévitablement partielle et partielle. (341) « Le propre de la pensée sauvage est d'être intemporelle, elle veut saisir le monde, à la fois comme totalité synchronique et diachronique. (...) Elle construit des édifices mentaux qui lui facilite l'intelligence du monde pour autant qu' il lui ressemble. En ce sens, on n'a pu la définir comme pensée, analogique. » (348) Elle cherche à réduire les écarts et à dissoudre les différences de cette discontinuité originelle qu'elle constate. En cela, elle peut être appelée une raison analytique. Donc, contrairement à l'opinion de Levy-Bruhl, elle procède par les voies de l'entendement et non de l'affectivité.

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