Les transformations du monde ouvrier




 Stéphane Beaud & Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux–Montbéliard, Fayard, 1999, 468 p.

Introduction
Les ouvriers deviennent « invisibles » alors que la réalité du « travail enchainé » persiste, même si les mots changent avec l'apparition des « opérateurs ». De nouvelles formes de domination symbolique émerge. Ce qui repose les questions des relations entre les générations où les plus jeunes ont eu un temps scolaire plus long. Ce qui amène à faire un pas de côté par rapport à la sociologie du travail longtemps focalisée sur l'entreprise et l'atelier. Car la possession d'un capital scolaire tend à devenir un élément décisif dans beaucoup de sphères de la société.
Coût moral et affectif de l’investissement scolaire i.e de l’entrée dans la compétition scolaire pour des parents ouvriers d’autant que l’absence de maîtrise des filières conduit souvent à l’échec, et donc au ressentiment ou à la perte de confiance dans l’avenir (par rapport à la période d’une situation sociale relativement prévisible = période de la reproduction sociale voulue.) Les anciennes valeurs (solidarité) sont ringardisées (22).
Le sentiment de vulnérabilité (Castel) refait surface : il n’y a plus vraiment de sentiment de stabilité, de sécurité.

Première partie : les transformations de l'usine
L'usine de Sochaux construite en 1910 devient à partir de 1930 l'usine phare des automobiles Peugeot. Elle passe de 25 000 salariés en 1960, à 40 000 en 1978 dont 30 000 ouvriers. Mais avec la réduction des effectifs dans les années 80 avec des départs de plusieurs milliers d'immigrés, elle ne compte plus que 18 000 salariés en 98 dont 12 000 ouvriers. Le bassin d'emploi devient une zone quasi mono industrielle avec la fermeture des usines métallurgiques et textile alentours. Et l'usine devient presque exclusivement une usine de montage.

Chap. I) Que faire de l'héritage taylorien ?
Dans les années 80, l'organisation taylorienne du travail est abandonnée au profit du modèle japonais avec la gestion de la production en flux tendus (zéro stock, zéro panne) et de normes des qualités très strictes (zéro défaut), exigeant la coopération, la participation, la disponibilité de la part des ouvriers. La question de leur adaptation au nouvel ordre productif devient central pour ces ouvriers majoritairement non qualifiés et non diplômés. L'atelier de la carrosserie est de ce point de vue emblématique avec 7000 ouvriers et une majorité d'OS, secteur considéré comme un des plus combatifs de l'usine. Une sorte de compromis s'est instauré au fil du temps entre ces ouvriers et la maîtrise qui leur laisse des des marges de manœuvre débouchant sur une véritable « culture d'atelier », opposant le nous, au eux (les fayots, les chefs, les cravates, c'est-à-dire les cadres). Dans un travail objectivement aliénant, se pose la question de la dignité.
La nouvelle organisation du travail fait la part belle à l'autocontrôle (et la fin du poste de contrôleur). Les primes d'équipe disparaissant si l'un des membres effectue mal son travail, s'instaure une logique de la concurrence et du contrôle réciproque avec un nouvel esprit fondé sur la responsabilité. Ce système des primes est très efficace pour diviser les ouvriers. Simultanément, le vocabulaire évolue euphémisant la dureté du travail : on ne dit plus chaîne mais ligne, équipe mais module, OS mais opérateur, etc. Toute résistance semble perdue d'avance, et ce qui subsiste alors c'est la dérision. : « cette espèce de regard blanc, de ce rire qui met mal à l'aise, parce qu'il est toujours un peu tourné contre soi, et auquel on ne sait pas répondre. » (42) Un ouvrier témoigne : « avant, c'était plus franc… Bon, le chef, on avait une discussion franche, mais ça restait là, alors que maintenant, tout est enregistré… » La résistance consiste par exemple à refuser les cercles de qualité ou le système des suggestions. Pour contrer cette résistance ou cette inertie, la direction s'efforce de changer la fonction de la petite maîtrise et en faisant d'elle, le manager du secteur de production ayant la responsabilité presque complète d'une unité de production ». De ce fait, on lui demande un véritable savoir technique, mais de manière plus lointaine de l'équipe. Pour les suppléer au plus près des problèmes des ouvriers, est créée la fonction de moniteur : « il est à l'intersection des problèmes du commandement, du travail, de la sociabilité. » (45) Dans un premier temps, le moniteur rappelle la fonction de dépanneur qui articulait le problème de la prévention avec celui de l'intervention correctrice. Mais ces nouveaux moniteurs sont plus jeunes, plus en capacité de maîtriser les nouveaux codes (écrit, gestion, informatique…) mettant du même coup les plus vieux sur la touche. Ce travail du moniteur est aussi un travail de surveillance, parfois de harcèlement pour maintenir les rythme de travail. « C'est donc par la médiation du moniteur que le groupe a tendance à se surveiller, à s’autocontrôler. » (47) C'est dans cette nouvelle configuration que naissent de nouvelles tensions entre les ouvriers entre ceux qui adhèrent et ceux qui résistent. Le rajeunissement des effectifs devient un enjeu ici comme ailleurs en France, notamment au moyen de l'embauche d'intérimaires, lesquels permettent de faire face à l'élévation du rythme de travail, ce qui donnait un sentiment d'auto-dévaluation pour les ouvriers plus âgés. L'embauche de jeunes diplômés au niveau bac est une stratégie délibérée de l'entreprise. L'intensification du travail et la dévalorisation des plus anciens a des effets sur la vie hors travail : les ouvriers plus âgés se surprennent à passer des week-ends enfermés chez eux, éprouvant des difficultés à supporter les bruits et la cohabitation dans la cité, rêvant de faire construire. Signe ultime de cette fatigue, la mort prématurée d'ouvriers partis avant 60 ans ou juste après la retraite. La fin du taylorisme ne signifie pas la suppression du travail d'exécution, bien au contraire, car l'intensité s'est accrue avec la diminution de la porosité du temps de travail par la chasse au temps mort, et la réduction des temps de déplacement.

Chap. II) Stratégie patronale et résistances ouvrières

On observe de violentes luttes symboliques autour de la modernisation, qui ne touche pas les « seules transformations technologiques ou organisationnelles, mais concerne aussi la réorganisation des pouvoirs de la hiérarchie, comme la restructuration des identités individuelles et collectives. » (70) Cette réorganisation a pour effet de démoraliser les ouvriers car c'est une logique de dévalorisation sociale des vieux OS. En effet, la carrosserie est restée à l'écart de la modernisation pendant longtemps et s'est développé ainsi une mentalité de bastion. Mais la construction d'un nouvel atelier est donc un changement d'espace entraîne la perte de repères. Auparavant « un sentiment de osmose, une espèce d'accord, sensoriel ressenti entre l'espace physique et les OS de la chaîne, s'étaient progressivement construit » (72), les ouvriers ayant vieilli ensemble dans la continuité et la familiarité avec les lieux. Concrètement, ils ne peuvent plus fumer à leur poste de travail, discuter dans certains lieux, manger sur place. La diffusion de la musique en continu, s'apparente à une nuisance supplémentaire : « quelque chose de plus que je vais subir », dit une ouvrière. (74) Ces « vieux OS » luttent difficilement contre les effets de stigmatisation qui les entourent, une image négative « d'inconvertibles. » (78) Désormais, l'accent est mis sur « la polyvalence, la disponibilité, la capacité à tenir momentanément le poste voisin. » (78) Des stages sont organisés où les ouvriers sont invités à écouter des exposés où l’on explique que leurs conditions de travail vont être améliorées. Ils signent une charte sur laquelle est écrit : « je serai toujours disponible, volontaire ; je comprendrai ce qu'il en est des besoins de mon entreprise ; je ne ferai aucune déclaration qui puisse porter atteinte au crédit de celle-ci, etc. » (78) Si le travail n'a pas fondamentalement changé, l'espace a été réorganisé, les interdits sont nombreux, et de nouvelles obligations apparaissent : être habillé de la même manière, tutoyer les chefs.
Une grève éclate cependant en 1989. « Il s'agit à la fois de libérer une souffrance sociale et de vivre un moment unique de réunification symbolique qui dissimule temporairement, l'éclatement et la fracture durable du groupe lui-même. [Il s'agit de crier] des souffrances, des humiliations longtemps refoulées et vécues dans le ressentiment et la honte de soi (…) et ainsi de sauver son honneur social. » (82) Mais la grève a peu d'effets sur la direction, même si le directeur est remplacé. Une doctrine officielle est mise en place : l'avenir n'appartient plus à la lutte des classes mais à la gestion participative. Cependant, la nouvelle organisation est mise en cause à cause de la qualité des produits qui se détériore. Un an après, les élections des délégués du personnel voient une forte poussée de la CGT. La direction organise à l'heure, un repli tactique avec plusieurs décisions : le stage et la référence à la charte sont supprimés ; dans l'atelier, une logique de tolérance prévaut désormais (boissons, vêtements, cigarettes). Si l'ancienne culture, ouvrière d'atelier reprend le dessus, l'intensification du travail subsiste. La direction consent alors à une « espèce d'adaptation réaliste » pour réaliser son objectif fondamental, celui d'un accroissement régulier de la productivité et un minimum de qualité. (96) Le collectif ouvrier oscille entre une adhésion superficielle à cette nouvelle philosophie et le repli sur des anciens modèles de résistance ouvrière. Il constate qu'une défense collective est de plus en plus difficile à organiser. La leçon que tire l'ancien directeur du personnel de Sochaux tient en deux points : il ne faut faire travailler les vieux ouvriers que sur des installations fiables ; il faut revenir à un encadrement fort, les agents de maîtrise devant être de vrais chefs. Par ailleurs, une partie du travail est délocalisée. On fait éclater progressivement les grands ateliers. Ce qui remet en cause les pratiques anciennes qui donnaient cohésion au collectif, et qui débouche sur une forme de destructuration, y compris sur le plan politique.

Chap. III) Le blocage de la mobilité ouvrière et l'exacerbation des luttes de concurrence

« Les transformations du système d'avancement des ouvriers dans l'usine constituent la toile de fond sur laquelle se déploient les stratégies individuelles des uns et des autres. » (112) Se pose en effet la question pour chacun d'entre eux : comment monter ? Comment faire carrière ?
Auparavant, le chemin passait par la qualification afin de devenir ouvrier professionnel. Si la distinction entre ouvrier spécialisé et ouvrier professionnel est forte, « l'interpénétration des deux cultures s'est opérée, contribuant à unifier le groupe » (117), notamment au sein du syndicat, du comité d'entreprise, des activités culturelles. Si des formes de cette culture ouvrière sont rejetées par les plus jeunes (langage, vêtements, manières d'être), « il n'empêche que des valeurs ouvrières, comme la solidarité, la valorisation du collectif, l'opposition tranchée entre « eux » et « nous » se transmettaient réellement. » (117) Mais on assiste à un déclin des professionnels : 6000 en 1980, 2500 en 1993. Le départ massif des intérimaires entraîne certains d'entre eux sur les chaînes, ce qu'ils vivent comme un déclassement. Ils se sentent « humiliés, rabaissés au rang de simples, ouvriers interchangeables », et « la peur n'est plus réservée aux OS elle atteint désormais le camp des ouvriers professionnels. » (123) C'est ainsi qu'il faut voir le licenciement de l'un d'entre eux pour avoir emprunté un fer à souder. Ce qui disparaît alors c'est une figure ouvrière « qui avait du prestige, à laquelle on pouvait s'identifier. »  Les ouvriers souhaitaient ce statut pour leurs enfants, et certains OS aspiraient aussi à le devenir. Statut vécu comme une promotion collective laquelle est remise en cause. L'entreprise a désormais « le champ libre pour imposer ses valeurs de compétition, valeurs individualistes, qui, avant, pesaient peu par rapport aux valeurs communautaires de solidarité. » (127) C'est notamment avec l'arrivée massive de nouvelles catégories, les bacs pro et les BTS, que ce collectif éclate : l'hostilité des plus vieux à l'égard de ces jeunes techniciens est virulente. Car ces jeunes ont « entièrement intériorisé les impératifs du juste à temps et de la compétitivité industrielle. » (130) Ce qui passe par un contrôle étroit, et parfois tatillon, du travail des opérateurs. Ce conflit est latent, il tourne autour des manières, des apparences, et des différences des trajectoires scolaires et sociales. La qualification est progressivement remplacée par celle de compétences et donc à un système beaucoup plus flou, accordant notamment beaucoup plus de place aux qualités sociales (tels que la docilité). La compétence « se situe donc du côté de l'arbitraire des relations personnelles, alors que la qualification se situait du côté de la négociation, autour d'enjeux, clairement constitués et objectivés par le droit. » (134)
Le terme d'ambiance revient beaucoup dans les entretiens. Elle est bonne quand est assurée la maîtrise pratique du savoir technique acquise aux côtés des autres avec les « coups de main ». Elle est mauvaise quand on doit affronter seul le monde des chefs et qu'on subit les « jalousies ». L'ambiance est le produit « d'une négociation complexe », avec les techniciens et les cadres. On peut observer sur la durée « le dérèglement du système des plaisanteries à l'usine [qui] est une expression de l'anomie de la vie sociale des ateliers. » Ces plaisanteries sont « une combinaison particulière particulière d'amitié et de rivalité », une « relation d'irrespect permis » (155), portant, par exemple, sur les différences régionales ou ethniques. Elles ne sont plus autorisées quand l'ambiance devient tendue.

Deuxième partie : le salut par l'école
Le constat : le CAP ou le BEP ne permettent plus de se protéger. Contre le chômage, il faut des « bagages ». « L'école devient le lieu de report de toutes les aspirations des familles ouvrières. » (161)

Chap. IV) La désouvriérisation de l'enseignement professionnel

Au lycée, la hiérarchie des sections est claire : en haut l'électrotechnique, en bas le tournage–fraisage ou l'ajustage. L'enquêteur dans ces milieux n'est pas le bienvenu car sont vécus des sentiments de relégation et de dépréciation de soi au LEP. On la remarque par exemple avec l'apparence extérieure, physique et vestimentaire, puisqu'à la sortie du cours d'atelier, les élèves se dépêchent d’ôter le bleu et les dernières marques de souillure pour arborer le sac à dos commun aux autres lycéens. C'est l'indice de la difficulté à se penser comme futur ouvrier. La dépréciation de soi engendrée par l'école, se double d'une dépréciation collective hors de l'école, puisque par exemple le football qui permettait de briller, désormais est aussi dominée par le monde lycéen. Les élèves de LEP sont résignés et « refusent obstinément désormais toute idée de compétition, comme s'ils avaient déjà perdu le goût de la bataille ou d'un quelconque dépassement de soi. » (176)
Cependant, la création des bacs professionnels modifie les rapports entre ces jeunes et les anciens ouvriers. Quand ils viennent en stage dans l'entreprise, ils adhèrent à la vision technicienne et rationnalisatrice, ce que les anciens ouvriers acceptent mal. Ils recherchent en effet l'efficacité du système productif, les gisements de productivité, et donc l'accroissement de la rentabilité suivant en cela les directives du corps enseignant local. Cette expérience du travail, en tant que stagiaire « accélère la rupture qu'ils ont déjà entrepris » avec l'héritage ouvrier. Ils sont ainsi « placés dans une position structurelle d'antagonisme avec les ouvriers du secteur » (198) [on pourrait parler de transfuge à leurs propos].

Chap. V) Des parents désorientés

Les ouvriers interrogés observent des changements dans l'école regrettant « l'ordre scolaire ancien », « stable, cohérent, sûr de ses fondements. Les professeurs y étaient respectés, les notes, objectives, les passages, justifiés, les redoublements et les orientations, acceptés. » (211) Comme l'école ne classe et ne hiérarchise plus les élèves, elle ne permet pas « d'inculquer et de reconnaître la valeur du travail. » (211) Ils reprochent à l'administration ou aux enseignants de ne pas leur parler franchement, et aussi de ne pas vouloir les entendre, les renvoyant ainsi à leur place de dominés dans la structure sociale.
L'observation montre que les enfants de Marocains et d'Algériens sont les plus réticents à envisager une orientation en lycée professionnel, souvent sous l'influence des frères aînés qui ont subi l'orientation dans les années 60 en CET, et qui fort de cette expérience ne veulent pas pour les plus jeunes une orientation en CAP ou BEP, s'opposant par tous les moyens à ce type d'orientation même si les résultats scolaires des élèves sont objectivement insuffisants. Une orientation en LEP ne fait qu'aviver « le sentiment de relégation sociale » allant même y voir une forme de racisme. Ces stratégies peuvent heurter des ouvriers français. Maîtrisant difficilement le labyrinthe scolaire, ces derniers valorisent l'apprentissage et la formation professionnelle chez Peugeot.

Chap. VI) La fuite en avant

Les enfants des classes populaires qui intègrent, le lycée se sentent différents des lycéens « naturels », tant du point de vue des vêtements que de la langue parlée. « Au fond d’eux-mêmes, beaucoup de lycéens du quartier sont amenés à penser au cours de leur scolarité qu'ils ne sont pas à leur « vraie » place au lycée. » (245) Les enseignants décrivent cette population comme éprouvant des difficultés à prendre des notes, à comprendre les énoncés, à rester concentré. C'est aussi le constat d'une distance par rapport à la lecture. D'ailleurs, plus largement, les enquêtes sur les lectures des Français font apparaître une baisse de 1967 à 1988. Ces enfants-là ne lisent pas les livres pour l'école, mais des magazines pour jeunes, des bandes dessinées, la presse sportive, ou encore, pour les filles, des romans vrais, des choses vécues. Leurs pratiques de la lecture revêtent un caractère « instrumental ». Après le lycée, comme il ne possède pas un dossier suffisant pour entrer en IUT ou BTS, ils sont condamnés à aller dans des filières non sélective de l'université. Poursuivis par cet échec, ils se mettent à distance de la culture légitime du lycée et cherchent « à rester fidèle à une part d’eux-mêmes qui est intimement liée à une histoire collective (l'amitié avec les potes du quartier, dont certains sont chômeurs ou stagiaires), refusant de s'affilier à un ordre culturel dont ils ont appris au fil du temps qu'il n'était pas fait pour eux. » (250) Dans leur pratique de l’appropriation de la culture scolaire, ils importent les attitudes et les valeurs du quartier (solidarité, entraide), qui sont l'opposée du système de valeurs du lycée « (ascétisme scolaire, culte de la précocité et de la réussite, concurrence scolaire et incitation à l'individualisme) ». (257)
Les parents ouvriers sont surpris par l'attitude des enfants qui goûte à la flânerie scolaire, empruntant ici « aux traits de l'adolescence bourgeoise. Le passage par le lycée crée, et parfois avive, le conflit entre l'éthos ouvrier des parents et l'éthos, lycéen des enfants. » (259) L'absentéisme est le marqueur de cette distance avec l'ordre scolaire. Ces parcours fracassent les héritages ouvriers, et les transclasses ressentent du dégoût pour leur quartier et ses habitants. « Mais alors que les « miraculés scolaires » (les rares enfants des classes populaires qui passaient les obstacles de la sélection scolaire dans les années 1950–1960), retiraient de l'école des armes culturelles et une forme d'assurance sociale (qui leur permettait d'objectiver la distance qui s'était créée avec leurs parents), nombre de lycéens de la « démocratisation » restent à distance de la culture scolaire, poursuivent leurs études cahin-caha. (...) Ce mode de scolarisation a donc un double prix. Dans ce cas, la prolongation des études des enfants fait que leurs parents deviennent encore plus « vieux » : vieux de leur inculture et de leur manières de faire et de sentir, vieux aussi de ne rien pouvoir transmettre comme héritage à leurs enfants. » (278)

Épilogue

Au moment des manifestations contre le CIP en 1994, on observe une réticence quasi inconsciente à côtoyer les bleus de travail, les sans diplômes, c'est-à-dire les ouvriers, car « c'est courir le risque d'être assimilé à eux, d'annuler la petite différence que, par toute leur trajectoire scolaire, ils se sont patiemment efforcés de construire et de fortifier. » (286) La thématique de la solidarité inter générationnelle n'est jamais reprise par le  mouvement lycéen, « alors que le problème des conditions de la reproduction du groupe ouvrier se pose ici avec acuité. » (288)

Troisième partie : la destructuration du groupe ouvrier


Chapitre VII) les contradictions d'un jeune moniteur
Cette analyse des transformations du monde ouvrier peut s'appréhender à partir de la trajectoire de Sébastien embauché comme moniteur. Il condense d'une façon particulièrement violente la question de l'identité ouvrière aujourd'hui. Détenteur d'un bac G, il appartient « à une génération bernée (...) à qui on a fait croire qu'elle pourrait échapper à l'usine et qui est contrainte d'y revenir la mort dans l'âme. » (303) Il a vu la génération précédente prendre les bus de l'entreprise à 4h du matin, alors que lui « rentrait de bringue ». Il les considérait « comme des pauvres ». Aussi, « j'ai plus envie de devenir comme eux. » (307) Et pourtant, alors qu'il a été embauché sur une idée renouvelée de la logique productive taylorienne, c'est-à-dire sur la fin du chronométrage, de la division du travail etc., l'intensification de la production a repris le dessus au point que certains espèrent sur la chaîne se blesser et bénéficier d’un accident de travail. Les différences entre les deux mondes ouvriers portent sur le rapport au corps, le rapport à la sociabilité, et le rapport à la politique, les trois étant liés. Longtemps, le malheur ouvrier a été sublimé grâce au groupe d'atelier, au syndicat et parfois au parti politique. Ici, le malaise se traduit par un repli sur soi avec par exemple une plongée dans l'alcoolisme. C'est le thème du mépris qui grandit. Le mot « force » concentre sur lui ces transformations : autrefois associé à des connotations valorisantes, comme la force de travail, la force dans les défilés et les manifestations, la représentation de soi autour du thème de la virilité, y compris à travers des symboles comme comme le marteau, les délégués pouvant concentrer sur eux toute cette représentation. Mais, avec la domination technicienne, ce type de représentation décroît fortement.


Chap. VIII) La crise du militantisme ouvrier

La politisation ouvrière dans les ateliers dans les années 70 se fait autour d'intérêts immédiats, comme le salaire, le temps de travail, la promotion, etc. une forme qui imprime les mentalités. A cet égard, le militant, loin d'imposer ses propres valeurs, exprime celles du groupe, « en les épurant, en les stylisant pour en faire un outil politique. (…) On pourrait même dire que le fantasme de ce type de militant serait de se dissoudre dans le groupe, de s'annuler comme porte-parole, d'être en quelque sorte toujours sous le contrôle du groupe, refusant ainsi la logique sociale inscrite dans le processus de la délégation. » (336) Solidarité, communion, fusion, sont les mots exprimant ce rapport. Ce sont par exemple les repas pris en commun sur les tables de l'usine, dans une sorte de transgression, qui donnent à chacun le sentiment de la communauté et de la fraternité. Mais l'opposition frontale à la hiérarchie, dans une logique de groupe se heurte désormais à une autre logique, celle des luttes de concurrence entre ouvriers, ce qui affaiblit le travail de mobilisation et d’unification des délégués. Des valeurs émergent comme celle significative de refuser l'atmosphère de crasse, de violence et de lutte, et l'aspiration corolaire à la participation ou la coopération. Autrefois stigmatisé comme fayot, aujourd'hui ce genre de démarche n'a pas d'idéologie. On assiste à une usure du militantisme et une hostilité croissante des jeunes à l'égard du syndicat.

Chap. IX) Affaiblissement du groupe ouvrier et tensions racistes

Les souvenirs communs des ouvriers les plus vieux comme rempart au racisme (377).
Le racisme peut très bien se combiner au sentiment d’appartenir au groupe ouvrier.
Il s’exprime selon plusieurs modalités :
- accusation de fécondité non maîtrisée du côté immigré
- accusation de trop grandes libertés laissées aux enfants
- accusation de ne pas vraiment dépenser dans l’éducation des enfants, et même de faire des économies sur elle pour pouvoir retourner au pays.
« Comment accepter que cette discipline que l’on cherche à s’imposer à soi-même et à ses enfants soit remise en cause par le « laxisme » des autres ? » (389)
On peut expliquer le comportement identitaire des enfants d’immigrés (beurs) comme suivant la logique du retournement : stigmatisés comme Arabes, ils s’efforcent de coller à cette étiquette (religiosité, solidarité politique etc.)
Vote lepeniste comme haine sociale, celle d’être ostracisé, méprisé, de voir ses valeurs traditionnelles (le local, le national, la division sexuelle) reniées ou menacées, sans parler du déclassement, du chômage, des efforts intergénérationnels qui ne paient pas (397-398).

Conclusion : les ouvriers après la classe ouvrière

L'ancien langage, faisant appel à la classe est aujourd'hui disqualifié, ressenti comme archaïque. Aujourd'hui, on s'efforce de se démarquer de ce qui fait trop ouvrier, il existe une revendication d'égalité, de pouvoir faire comme les autres classes sociales. L'influence du modèle méritocratique est l'expression d'un refus de l'identité ouvrière traditionnelle, désormais dévalorisée et le désir « d'imposer une image plus positive de soi. » (419) Cette demande s'effectue au moment où on assiste à une transformation du mode de production : développement du flux tendu, du « juste à temps » qui engendrent en permanence de la tension dans toute la chaîne de production. Les nouveaux critères de recrutement sont la compétence, l'adaptabilité, la réactivité, le potentiel. La sociabilité ouvrière est éclatée dans des univers professionnels atomisés, et d'ailleurs ces nouveaux ouvriers se trouvent dans un univers qu'ils ont voulu à tout prix fuir, lequel, loin de s'améliorer, se dégrade : les accidents de travail en augmentation en sont un indicateur. Les familles éprouvent un sentiment de paupérisation matérielle et d'un décrochage par rapport aux autres groupes sociaux.

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