Quel est le sens des larmes ?

 


Guillaume Le Blanc, Oser pleurer, Albin Michel, 2024, 270 p.

Pleurs solitaires
« Les larmes unissent les âmes, les transportent les unes dans les autres, créent un plasma commun d’où, émerger encore comme sujet solitaire n'a guère de sens. » (12) Pourtant se pose la question de l'interprétation des larmes. L'idée qui file au long de ce livre, c'est que « nous ne sommes pas les auteurs de nos pleurs. » Il faudrait dire « « je suis pleuré » plutôt que « je pleure ». (13) Pleurer nous dépasse, les larmes arrivent ; « pleurer est toujours déplorer et implorer. » (14) Si on s'interdit de pleurer, c'est aussi à cause de conventions sociales, elles sont venues comme « inconvenantes » ou même « menaçantes » (15). Elles sont réservées aux femmes depuis le XIXe siècle, et cantonner à la sphère privée. « Le pleureur est un efféminé qui mime la femme hystérique tout en larmes et en convulsions. » (18)
Celui qui est mort subsiste encore à travers les larmes de ceux qui restent.
« Il existe ce miracle que le pleureur ne peut jamais être à distance de ses pleurs. Tout entier en eux il se révèle sans fard, tel qu'il est, sans protection et quasiment nu. » (24) « Elles rendent visible un état invisible. » Alors que le pleureur est au bord de la désagrégation, il est « au plus près de soi dans l'épreuve des larmes ». « Le soi qui pleure, par les larmes, s’avoue presque vaincu : il n'est presque plus soi, il est littéralement hors de soi. » (24)
Au commencement des larmes, il y a une perte et l'individu est inconsolé. « Cette inconsolation signifie que le mal est trop grand, qu'il a défait les formes élémentaires de la vie ordinaire. » (26) Ce qui est perdu est irremplaçable. Cela est vécu comme une tragédie. « Ne pas consentir, c'est constituer l'évènement en tragédie, le contraire d'un travail de deuil. » (28) C'est la marque de l'enlisement, de l'ensablement. Cet inconsolé selon Freud, c'est la mélancolie.
On peut distinguer les larmes des pleurs : les premières sont la scène d'exhibition de la perte, alors que les seconds sont situés dans l'après coup. Ils éprouvent la valeur de la perte dans l'épaisseur de la disparition. « Les larmes sont une secousse sismique produite par le tragique de la perte, alors que les pleurs prennent toujours la forme d'une reconnaissance a postériori de la valeur de ce qui est perdu et qui ne pourra plus jamais réapparaître. » (37)
Dans ce processus de désarroi, nous sommes mise à nu. « Cela signifie que nous ne sommes pas de taille à lutter contre cette douleur. » (45) Les pleurs sont le signe d'un mal qui me frappe, une précompréhension de ce mal, et une médecine qui réclame un nouvel arrangement vital. (46)
Les pleurs ne sont jamais prémédités, on ne peut pas dire « je vais pleurer » (50) [mais par contre « je sens que je vais » ou « je pourrais pleurer »]
Cette plainte, exprime « une vie dans la vie et préserve l'impossible renoncement dans le renoncement lui-même. » (52) En ce sens pleurer, « c'est vouloir tuer la plainte, c'est désiré, sortir de la mélancolie, du plaignant et se propulser vers un avenir de la réparation. Les pleurs interrompent la plainte, mais ils naissent de la plainte comme discernement d'une injustice. Pleurer, implorer, déplorer sont trois actes solitaires. » (55)
En pleurant, « nous frôlons l'avant-goût de la mort ou de la perte, mais nous restons pourtant dans la vie. » (56) C'est donc la révélation du néant, que le rien existe, de l'intolérable, de l'être. « Les larmes sont à la fois présence et absence, douleur d'être et de ne pas être. » (59) C'est la fin de « l'innocente adhésion aux autres et à soi. » (60) Cette constatation conduit Marc-Aurèle, à affirmer que nous devons « travailler à être imprenable, impassible, à ne dépendre que de nous-mêmes. » (67) Cette idéal de la maîtrise traverse l'histoire de la philosophie. Une maîtrise au demeurant genrée, puisque être maître de soi est associé à une forme de virilité, les pleurs étant renvoyés au féminin.
Le deuil pathologique est une incapacité à pouvoir oublier le mort. En creux, cette détresse « révèle que l'oubli du mort est la condition de la vie. » Mais les larmes signalent aussi « l'impossible effacement du disparu ; elles retiennent le mort dans la vie. » (93) « Ce qui est perdu continue d'apparaître, mais sur le mode de la disparition, d'exister sur le mode de l'inexistence. » (93) Si le rire rassemble, est affirmatif, les pleurs, quant à eux isolent, sont soustractifs. Spinoza montre qu'entre joie et tristesse il y a des flux inversés, du passage d'une perfection plus grande à une perfection moindre et inversement. Ainsi, dans la vie affective, s'enchaînent les hauts et les bas en fonction des oscillations émotionnelles. Mais les larmes ont cette capacité d'émouvoir que ne possèdent pas d'autres émotions. Les larmes de crocodile font référence à une légende égyptienne, qui indique que le reptile lubrifie ses yeux pour attendrir sa proie. La leçon est donc que pour émouvoir, il faut utiliser cette émotion et au besoin feindre les larmes, car elles sont le symbole de l'authenticité de la vie sensible.

Pleurs solidaires
On peut distinguer deux grandes formes de pleurs, ceux pour soi-même, déplorer, et ceux tourner vers l'autre, à caractère public, implorer. Dans ce cas, il peut y avoir une critique implicite ou explicite de l'injustice à l'origine de la perte ou du mal infligé. Ce sont les larmes reprises en cœur, cette expérience de la contagion, qui dégage une sorte de puissance collective. Comme une demande de réparation, c'est-à-dire la prise en considération de la perte, en tant que tel, mais « que la perte ne soit pas perdue une seconde fois. » (164) Pleurer certains et pas d'autres établit une marque entre les vies qui comptent et les vies qui ne comptent pas. C'est l'exemple des morts du 11 septembre 2001, donnant lieu à des pleurs officiels, alors que ceux du génocide du Rwanda n'entraînent aucune commémoration. Dans ces situations, le débordement des larmes, « en nous soulevant le cœur, nous soulèvent tout court. » (182)
En régime capitaliste, nos émotions sont reconduites vers le privé, plutôt que diriger vers le public, du côté de la vie personnelle, « afin que leur potentiel contestataire soit neutralisé. Les sociétés capitalistes ont créé un marché aux larmes afin que les larmes ne contestent plus le marché. » (194) À tout instant nous pouvons nous demander si nos larmes sont encore les nôtres, si nous ne sommes pas dépossédés de nos pleurs par la machinerie capitaliste. « Qui parle encore à travers nos larmes ? » (198) Il faut donc « dépsychologiser les larmes » pour retrouver un groupe de sujets ou un peuple. (201) Sans oublier que les larmes, nous relient aux autres, même si nous ne le voulons pas, « car, ne pas répondre aux pleurs de l'autre, c'est refuser de se laisser traverser par les affects de l'autre et ainsi d'engager sa vie dans la vie des autres. Les frontières de l'humain sont justement exhibées par un tel désir d'imperméabilité. Ne pas ressentir les pleurs de l'autre couler sur son propre corps, c'est désirer rester séparé de l'autre. L'injustice tient à une injustesse fondamentale engendrée par le désir de ne pas être souillé par les pleurs de l'autre. » (213)t

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