Réflexions sur les manières de parler de soi



 Laélia Véron & Karine Abiven, Trahir et venger. Paradoxes des récits de transfuges de classe, La Découverte, 2024, 228 p. 


Les récits de transfuge se caractérisent par plusieurs traits communs : narration à la première, personne, représentation d'affects (honte, peur du ridicule, colère, injustice, culpabilité), la mise en scène du clivage entre deux mondes sociaux (différences culturelles dans le rapport à l'école ou au livre), et l'ambivalence linguistique (entre le milieu d'origine et la langue de l'école).
L'expression transfuge de classe est en forte augmentation : en 2015, elle n'apparaît que deux fois dans l'ensemble des principaux journaux francophones alors qu'en 2022 elle apparaît environ 300 fois. Les sentiments de déplacement ou d'ascension sociale sont largement diffusés au sein de la population, et concernent toutes les catégories socio-professionnelles, constate l'INSEE. Selon une enquête, 25 % des individus s'estiment en situation de déclassement, mais seulement 43 % le seraient objectivement. Il y aurait donc de faux transfuges, des personnes qui auraient tendance à prolétariser leurs origines « pour acquérir des bénéfices symboliques » (13). Ces récits s’inscrivent dans le modèle du récit du self-made-man à l'américaine dont Benjamin Franklin constitue le prototype. Des récits qui tendent à  oblitérer l'importance de certains facteurs, notamment familiaux, et qui permettent d'exalter un parcours en mettant en avant les soit-disant difficultés rencontrées. L'image des individus est ainsi enrichie de « résilience, courage, mérite » ce qui constitue un nouveau capital, le « capital mérite » (15).

DANS CE TYPE DE RÉCIT, LE CONCEPT DE CLASSE SEMBLE AFFAIBLI, CAR SA DÉFINITION EST TRÈS EXTENSIVE. LE TERME DE TRANSFUGE DE CLASSE DEVIENT UN TERME-ÉCRAN DANS UNE SOCIÉTÉ OÙ LA MOBILITÉ SOCIALE DEVIENT PLUS FAIBLE.

Le but du livre est de confronter les discours sur les transfuges à leur propre cohérence discursive en mettant à jour les récurrences lexicales, textuelles et argumentatives, afin de dévoiler les représentations véhiculées.

1) Récits subjectifs contre catégorisations scientifiques ?
Ce récit relève à la fois d'une catégorie objective, une mobilité sociale, et subjective, liée à un point de vue personnel.
Pour mesurer la première, que faut-il retenir ? La profession, le diplôme le plus haut, le diplôme entre père et mère, la profession du grand-père ?
La subjectivité peut se mesurer par les difficultés à prendre part à une conversation, à faire partie d'une équipe. Mais ces difficultés ne sont pas spécifiques aux transfuges.
Mais certains auteurs revendiquent un message collectif, « une victoire collective », dixit Annie Ernaux. Comment passer de l'un à l'autre ?
Les récits en appellent souvent à des valeurs. Et mobilisent différents types de discours (littéraire, scientifique, politique, médiatique), parfois en effaçant les frontières entre les genres.

2) Du traître au vengeur ? Histoire de l'expression transfuge de classe
À la fin du XIXe siècle, le mot n'existe pas, on en trouve le sens dans les écrits de Maurice Barrès par exemple qui parle de transplantation et d'arrachement. Dans une société encore rurale et paysanne le langage mobilise la terre car l'exode est avant tout rural, c'est-à-dire géographique et social. Paul Nizan parle lui de désagrégation, et la mobilité ascendante est négative : la vérité est du côté de ceux qui n'ont pas réussi. Il parle même de déclassement dans le sens d'une privation. Dans différents romans, la mobilité sociale est présentée comme une erreur, le transfuge est manipulé par une idéologie (républicaine pour Barrès et Bourget, bourgeoise pour Nizan) qui le dépasse. Les deux premiers défendent les particularismes identitaires comme des catégories figées. En cela, ils sont réactionnaires.
Pour Chantal Jaquet, les discours sur la mobilité social en appellent à la métaphore spatiale du haut et du bas. Ils sont donc chargés d'une teneur morale : soit une conquête, soit une chute. Avec des connotations négatives : parvenus, embourgeoisés… et donc traîtres à leur classe. Pour contrer ses biais, Paul Pasquali propose d'analyser ces mouvements de la même manière qu'on le fait pour l'immigré qui est à la fois absent de son pays natal et de son pays d'arrivée. Il parle de migration de classe afin de montrer que le processus de mobilité sociale n'est pas terminé.
 Une comptabilité des termes montre que le terme de transfuge demeure très largement majoritaire par rapport à celui de transclasses ou de migrants de classe (61).

3) Transfuges partout ? Extension du domaine des récits
L'emploi de cette expression dans les milieux journalistiques n'est pas toujours contrôlé et donne lieu à une sorte de « prêt-à-penser médiatique ». (93)

4) Modèles, recettes et subversions du récit de transfuge de classe

Le schéma narratif suit un ordre classique : situation initiale (milieu populaire), élément perturbateur (confrontation à l'école ou rencontre), péripéties (entrée dans un autre milieu social, difficultés d'intégration à la fois matérielles mais aussi culturelles, sensation d’écartèlement identitaire), résolution ( réconciliation).
Les récits mêlent à la fois des évocations de mondes sociaux, et des affects individuels renvoyant à l'intimité. Avec une prépondérance d'affects négatifs où la joie, l'humour et l'ironie sont absents, et où certains récits sont inexacts d'un point de vue sociologique factuel en choisissant de se focaliser entièrement sur ces aspects négatifs (critique de Paul Pasquali) et démobilisateurs politiquement puisque conduisant à la détestation de soi (Gérard Bronner).
Cette tension entre modèle, refus et tentative de subversion du modèle, s'observe à travers trois invariants narratifs et thématiques :
- la focalisation sur l'individu : Ce schéma narratif vient du roman d'apprentissage et a été analysé par Lukácš à travers une opposition entre décrire et raconter. Pour lui, s'opposent le descripteur qui travaille avec des notions de lois sociales (Zola) et le conteur qui travaille au contraire avec des personnages et des actions (Tolstoï). [Opposition objectif / subjectif, Bourdieu / Boudon] Dans ces trajectoires, on remarque une transformation psychique, mais aussi physique. Celle-ci est spectaculaire, c'est une recréation de soi, et le transfuge devient son propre héros [comme une maïeutique appliquée à soi]
- la représentation de l'école : Une distance se concrétise par le silence, et l'impossibilité de partager des expériences propres avec sa famille (111). « Ces récits sont globalement lus de la même manière comme des récits méritocratiques, exaltant le courage de l'individu et le rôle important de l'école. Il y a donc un décalage récurrent entre l'intention affichée par bon nombre d'autrices et d'auteurs (idéologie méritocratique) et la réception de leurs récits. » C'est l'idéologie individualiste et méritocratique qui transpire de ces récits, au point que le récit du transfuge peut se contredire sur le plan politique. La mobilisation de termes comme « sauvé », renvoie bien à l'idée romanesque [et simplifie beaucoup la réalité] ; l'école, la culture, la littérature sont montrés comme un moyen pour fuir et réussir socialement. Ces récits montrent aussi une focalisation typiquement française sur le seul capital culturel et les mobilités sociales par l'école (Pagis et Pasquali).
- la place des affects et particulièrement celle de la honte, la plus visible dans ces récits. L'école qui peut être libératrice quand on y réussit peut exercer une violence symbolique quand on n'y est échoue. La honte peut ainsi émerger. Mais selon Frédéric. Gros, il en existe de deux types, la honte et la honte d'avoir honte : la première intériorise le mépris, la seconde est un sursaut, une indignation.
Pour surmonter la honte, la résilience (Cyrulnik)) est souvent mobilisés, mais, comme ce terme vient de la reconstruction, post-traumatique (guerre, viol, etc.) il y a donc une certaine outrance à l’invoquer, mais elle indique aussi la violence des affects en jeu. L'ironie est par ailleurs peu présente dans les récits médiatiques de transfuges car elle « propose un discours instable, elle suppose alors d'assumer une certaine incertitude pragmatique sur la réception qui va en être faite. » (139) Ce qui rentre en contradiction avec la teneur essentiel du discours.

5) Langue dominée et langue dominante : vers un style de transfuge

Les récits de transfuge représentent une situation de diglossie : coexistence de deux langues. C'est la problématique d'Annie Ernaux d'essayer de traduire une dimension sociale et politique au récit et d'abandonner ainsi le beau langage qui donne un sentiment d'irréalité. Elle a voulu retrouver la « force », le « corps » de son langage d'origine. Mais faire cela sans verser dans une représentation populiste de la langue populaire, représentation qui est le privilège des classes dominantes, est une gageure. C'est son écriture plate qui permet de « représenter le langage populaire, sans reconduire une hiérarchie sociale stigmatisante, mais sans non plus reconduire ce rapport esthétisant et exotique qui paraît bien paternaliste. » (150) Elle mène parfois une narration sur le modèle « du monologue intérieur, qui mime une syntaxe oralisée et choisit un lexique connoté comme vulgaire. Elle se situe alors à l'opposé d'une certaine vision de la littérature, mais aussi des attendus de son milieu d'origine, en mettant en récit des sujets à leur tabou (l’avortement), dans une forme que sa famille n'aurait pas tolérée (puisque sa mère prône la correction langagière). Ernaux a plus tard analysé cette posture d'opposition comme, paradoxalement, une « dernière allégeance, inconsciente aux valeurs de la société dominante », manifestée, notamment par l'usage de l'ironie, c'est-à-dire d'une écriture qui, en cherchant à tourner en « dérision » les valeurs de la classe dominante, reconnaît paradoxalement leur existence et la force de leurs injonctions. » (152) Peut-on alors trouver un style de transfuge ? Langue qui permet à des personnes issues d'un milieu populaire de parler de lui et à lui, une écriture qui se définirait d'abord contre certains canons dominants, esthétiques, contre l'ironie laquelle suppose une complicité avec le lecteur possédant ces codes. Une écriture qui se définit aussi par le pour : phrase assertive, optant pour le passé composé, et adoptant l'analyse à visée sociologique. Plus qu'une écriture plate, cette écriture serait hybride car empruntant à différentes langues. Ce problème était déjà relevé par Grignon et Passeron : « comment exprimer une expérience de dominé via la littérature instrument de la culture, des dominants ? » (166)

6) Des récits politiques ? Pouvoir dire ou « nous »

On relève deux acceptions différentes du mot politique : une approche sociologique, centrée sur l'appartenance à une classe ; et une autre plutôt psychologique centrée sur l'individu. Il y a donc une tension politique entre individuel et collectif. Il y a une recherche à vouloir démontrer les mécanismes de la domination à travers le parcours des transfuges, mais il y a aussi une volonté de distinction. L'exemplarité est soit épousée, soit repoussée. Certains de ces livres se positionnent donc comme des vecteur d'émulation pour les lecteurs. Pour sortir du paradoxe de l'exemplarité, l'auteur est amené à décentrer son récit de sa personne. « Il ne s'agit plus de se proposer en exemple aux personnes dominées, mais de parler pour elles. » (177) Peut-on parler d'un monde de manière légitime alors qu'on n'y appartient plus ? « N'est-ce pas une contradiction performative que de vouloir venger un monde qu'on a choisi de quitter ? » (178) S’il y a bien la quête d'un ou, quel est-il ?

Conclusion
Ce type de récit s'inscrit dans une tendance large, un tournant émotionnel de la vie intellectuelle, au lieu d’aspirations collectives permettant une émancipation générale, on observe un repli sur l'individu, y compris dans la recherche ou l'écriture en sciences sociales.

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