Lectures pour tous

  Gunnar Staalesen, La nuit tous les loups sont gris , Folio Policier 2005 (1983 éd. Originale), 389 p. C’est vraiment le style qui fait la différence entre un bon polar et un polar moyen. Car si le personnage principal est sympathique, miné par des problèmes personnels voire existentiels qui devraient donner de l’épaisseur à l’histoire par ailleurs intéressante mais usant de ce qui devient au fil des lectures (Mankell, Daenincks, etc.) un procédé, je veux dire le rapport au passé et à la mémoire et plus précisément à la deuxième guerre mondiale, si donc les a priori sont présents, en revanche la réalisation s’avère un peu plate à cause d’un style qu’on peut qualifier d’appliqué. Ce n’est pas mauvais, c’est juste trop écrit et pas assez vécu.

  Gunnar Staalesen, La femme dans le frigo , Folio Policier 2003 (1981 éd. Originale), 317 p. Histoire intéressante et bien conduite avec toujours une attention portée aux personnages, leur sensibilité. Des scènes d’action. Jusqu’à la révélation finale inattendue. Peut être moins humoristique que le précédent.

  Gunnar Staalesen, Pour le meilleur et pour le pire , Folio Policier 2002, 417 p. Très bon, surtout sur le plan du style, en maniant l’humour à froid avec une dextérité digne d’un lanceur de couteau. Assez bonne histoire aussi avec un dénouement inattendu. Teneur assez noire. Anti héros : Varg Veum.

  Maj Sjöwall & Per Wahlöö, La voiture de pompiers disparue, Rivages noirs, 2008 (1968 éd suédoise), 331 p. Toujours cette construction appliquée et lente qui permet de s’immerger dans l’histoire : un incendie avec un flic qui sauve moultes personnes, mais une des victimes était déjà morte avant. Démarre l’enquête qui fait remonter à des trafiquants. Finalement c’est moins le sujet de l’enquête que la manière qui importe avec ce groupe de policiers dans lequel Martin Beck est moins présent et où les rôles secondaires sont sur le devant de la scène.

  Maj Sjöwall & Per Wahlöö, Roseanna, Rivages noirs, 2008 (1965 éd suédoise), 313 p. Présentés comme les fondateurs du polar suédois, ces auteurs affichent effectivement certaines des qualités qu’on apprécie en particulier chez Mankell : la construction très progressive de l’enquête à travers la minutie et le détail des procédures, une équipe enquêtrice, un anti-héros (héros dans la mesure où il a les intuitions décisives, anti parce que déprimé), l’expression d’un tableau social de la Suède. Mais sur le plan de l’écriture ce n’est pas aussi abouti, et surtout la résolution de l’intrigue est un peu magique (repose sur la seule intuition du héros).

  Arthur Schnitzler, Mourir , Stock (1994), 1895, 120 p. Un homme condamné par la maladie veut entraîner son aimée dans la mort, car il ne veut pas mourir seul… On assiste à la promesse de la promise de suivre son amant dans le néant, car elle ne pourrait lui survivre. Et puis au fur et à mesure, ses certitudes fondent, jusqu’au moment où il tente de la suicider, et elle résiste. On voit alors l’angoisse de l’homme désespérément seul dans la mort… C’est une belle histoire, à la fois romantique et réaliste, où l’auteur fait montre de beaucoup de finesse sur le plan psychologique.

  Arthur Schnitzler, Les Dernières cartes , Calmann-Lévy (livre de Poche 1984), 1953, 120 p. Recueil de deux nouvelles ( Les Dernières cartes, Rien qu’un rêve ) qui ont en commun les vertiges et la cruauté de la passion et du plaisir, ou quand la passion s'empare d'une vie... Au sens propre pour la première puisque la passion du jeu pousse le lieutenant Kasda au suicide. Au sens figuré pour la seconde où un couple se met en danger en tentant, chacun de son côté, l’aventure du rêve pour elle, l’aventure fantasmatique pour lui. Dans la première, la mise en scène est théâtralisée avec des acteurs statiques, où l’action bascule par la parole. C’est d’une facture classique assez proche dans le thème et les personnages ainsi que dans la psychologie de la littérature russe (Dostoïevski par exemple). La seconde est sans doute plus originale, aux limites du fantastique (Henry James) ; elle a été adaptée par S. Kubrick dans Eyes white shut.

  Eric-Emmanuel Schmitt, Petits crimes conjugaux , Albin Michel, 2003, 130 p. Pièce de théâtre avec une histoire tortueuse d’un homme qui a soit disant perdu la mémoire, sa femme jouant de cette amnésie pour lui faire endosser la tentative d’assassinat sur sa propre personne. Mais il s’avère que l’homme jouait les amnésiques et se jouait en même temps de sa femme, et que c’est elle qui a tenté de l’assassiner ! Bref un exercice de style très bien foutu avec de bonnes pages sur la vie de couple.

  Eric-Emmanuel Schmitt, La rêveuse d'Ostende , Albin Michel, 2007, 380 p. Série de 5 nouvelles, de qualité inégale. Volonté « d’écrire » de la part de l’auteur ce qui est à la fois une qualité mais aussi un défaut car ça peut donner des choses un peu laborieuses ou ampoulées. Une place à l’imaginaire, ce qui confère aux histoires une absence de crédibilité. Mais art de la surprise qui donne envie au lecteur d’aller plus loin (au moins pour les 3 premières, les 2 dernières sont moins convaincantes).

  Jean-Paul Sartre, Les mains sales , Folio, avril 2014 C’est l’histoire d’un gars du Parti qui a exécuté la mission qu’on lui avait donnée, tuer un de ses chefs, déjugé par ses pairs à propos de la conduite à mener pendant la guerre. Ce dernier pense qu’il faut faire alliance avec les alliés pour réaliser un gouvernement d’union nationale. Il est accusé ainsi de se salir les mains (cf p. 193-194), ce que ne veulent pas faire les puristes de la conviction comme notre héros qui l’exécute donc. Mais, ironie de l’histoire, il ne le fait pas pour des bonnes (ou nobles) raisons, mais par jalousie, car il croit, à tort, que sa copine l’a trompé avec ce chef. « C’est une histoire idiote, comme toutes les histoires. Si tu la regardes de loin, elle se tient à peu près ; mais si tu te rapproches, tout fout le camp. Un acte qui va trop vite. Il sort de toi brusquement et tu ne sais pas si c’est parce que tu l’as voulu, ou parce que tu n’as pas pu le retenir. Le fait e...

  Jerome David Salinger, L’attrape-cœurs , Pocket, 1986 (1945 éd. américaine), 252 p.   Ce qui frappe c’est l’incroyable modernité de ce texte publié au sortir de la guerre. Écrite dans un style coup de poing c’est-à-dire marquée à la fois par sa vivacité que par l’emprunt aux formes langagières populaires, l’histoire raconte le périple d’un adolescent viré de son école et qui erre durant trois jours avant de rentrer chez lui. On ressent avec lui les préoccupations de son âge (avant tout le sexe mais aussi toutes les sensations fortes, l'alcool, la bagarre...), son indécision, son extrême réflexion mais aussi sa quasi paranoïa, sa relation aux adultes (à la fois recherchés et fuis), sa relation à sa famille (parents, fratrie). Tout est donné dans un ton juste et crédible. Comment ne pas se reconnaître un tant soit peu dans les aventures de ce garçon.

  François Roux, Le Bonheur National Brut , Albin Michel (LGF), 2014, 764 p., (juil 2016) Un gros roman suivant quatre copains sur une grande durée à travers leurs pérégrinations personnelles ainsi que leur interactions. Si ça peut paraître convenu et très « filmique », il n'en demeure pas moins que c'est un livre agréable. Les personnages sont choisis dans leur diversité sociale, politique : Paul fils de gynécologue conservateur, qui s'affranchit de la tutelle familiale en partant pour Paris et en devenant comédien. Est homosexuel. Tanguy fils d'entrepreneur décédé mais dont la mère a repris l'affaire aidée par ses enfants, fait des études brillantes et navigue dans les hautes sphères économiques pour finalement revenir dans l’entreprise familiale ; vote à droite. Rodolphe fils d'ouvrier communiste avec lequel il a des relations conflictuelles puis apaisées, militant au PS dès sa jeunesse et en devient un de ses cadres, se marie à une fille...

  Jean-Pierre Le Goff, La France d'hier : récit d'un monde adolescent : des années 1950 à mai 68 , Stock, 2018, 460 p. Regard ethno-historique sur la période d'après guerre en milieu populaire en Normandie qui rappelle à certains égard le témoignage de R. Hoggart. Les valeurs et principes à l’œuvre sont : l'usage des maximes, dictons, habitudes qui viennent des siècles précédent et qui régissent les vies sur le mode de la solidarité, de la morale, de la joie de vivre mais aussi des préjugés, de l’égoïsme, des brimades, des violences et des humiliations. Un univers où la consommation n'est pas encore présente comme fin en soi. Exemple de maximes : ne pas mettre le pain à l'envers car « on ne gagne pas son pain en étant couché sur le dos » (cf prostitution). Préjugés par rapport à l’apparence physique (cf les roux). Morale ascétique : bien faire (son travail ou autre) impliquant un code de l'honneur et donc des modes de reconnaissance locale...

  Catherine Le Gall & Denis Robert, Les Prédateurs. Des milliardaires contre les États, Le Cherche-Midi, 2018, 300 p. Entre 2014 un ancien inspecteur des impôts montrait que la femme de ménage d'Albert Frère payait plus d'impôts (4140 €) que les deux holdings de son patron (152 €). (25) Autres chiffres : la fête d'anniversaire concoctée par Paul Desmarais pour sa femme coûte entre 12 et 14 millions de dollars canadiens en frais de bouche et de décor en 2011. (28) L'enquête porte sur le rachat par la caisse des dépôts et consignations de la chaîne de fast-food Quick appartenant au milliardaire belge Albert Frère : en quoi les hamburgers sont-ils d'utilité publique ? Quel était son intérêt d'acheter cette entreprise trop chère (760 millions d'euros) ? L'enquête passe par le témoignage de Jean-Marie Kuhn un entrepreneur qui a fait des affaires dans l'immobilier et la pharmacie. Albert Frère lui a vendu la marque Disport. Le probl...

  Philip Roth, Professeur de désir , Gallimard, 1979 (1977 éd. Américaine), 312 p. Tout à fait intéressant dans la restitution des pensées et attitudes amoureuses dans ce qu’elles ont de non figées, non définitifs. On observe à travers le déroulement de la vie du principal protagoniste l’amour-découverte (adolescent), puis l’amour-jouissance (avec deux suédoises), puis l’amour responsable (mariage), puis la déprime, puis l’amour serein. Mais cette succession ne restitue assez mal les oscillations et fluctuations véritables et intérieures de David Kepesh (comme par exemple le surgissement en pensée des expériences amoureuses passées – une fellation – alors qu’il se trouve avec sa femme à Venise, « la maman et la putain », l’amour rangé et sage contre les aventures qu’il vit comme limites…), car tout se passe comme s’il n’y avait ni ne pouvait y avoir de position acquise, que la vie n’était qu’incertitude. « Et dans tout ceci, l’amant sent qu’en vérité,...

  Luke Rhinehart, Vent blanc, noir cavalier , Aux forges de Vulcain, 2021 (1975), 178 p. Il s'agit d'une sorte de conte se déroulant au temps des samouraïs. Une princesse s'est échappée du palais et est recueillie par deux poètes, qui rapidement tombent amoureux d'elle. Débute une pérégrination pour échapper à la vengeance du prince qui a juré de tuer son épouse. Poésie et humour parsèment se récit qui se finit cependant tragiquement avec la décapitation de l'épouse.

Luke Rhinehart, L’homme-dé , Ed. de l’Olivier, 1998 (1971 éd. originale), 540 p. Un psychiatre décide de confier à un dé les options de sa vie. Se faisant il pense faire émerger toutes les tendances minoritaires de sa personnalité, le plus souvent refoulées. Cela donne un roman très drôle, à la fois dans les situations provoquées et dans la manière de raconter, mais aussi très décapant, politiquement incorrect, puisqu’il remet en question les fondements inconscients de la société (morale, habitude, primauté de la collectivité). Cela donne aussi une réflexion originale sur l’alternative libre arbitre/détermination structurale avec comme solution ici proposée de la détermination hasardeuse et individuelle.

  Yasmina Reza, Dans la luge d'Arthur Schopenhauer , Albin Michel, 2005, 120 p. Quatre personnages prennent tour à tour la parole : un professeur de philosophie,la cinquantaine, spécialiste de Spinoza et disciple d'Althusser ; son épouse qui est épuisée moralement et qui est tentée par une liaison avec l'un de leurs amis ; cet ami et la psychiatre que consulte le couple. C’est très fin sur le plan de la restitution des sentiments et des pensées par l’utilisation d’une sorte d’écriture automatique qui donne le flux propre à la pensée où le dialogue intérieur se mêle à l’expression à haute voix.

  Alina Reyes, Le boucher , Ed. du seuil, 1988, 90 p. La viande est le support de ce curieux livre : la viande qu’on découpe, qu’on achète et qu’on mange ; mais aussi la viande-corps-objet d’amour. Cela donne un livre à l’image de la viande : tour à tour attirant et repoussant.

  Erich Maria Remarque, A l'ouest rien de nouveau , Poche (1 ère éd. 1956), 219 p. Conçu comme un témoignage à la première personne ce récit puise sa force dans la vraisemblance des scènes décrites en tant que scènes vécues. L’action se déroule essentiellement sur le front lors de la première guerre mondiale, dans les tranchées : il s’agit de relations d’hommes, chaque jour broyés un peu plus par la guerre, la hiérarchie militaire, les manques de toute nature. Subsistent des amitiés, mais qui prennent fin avec les hommes qui les portaient. C’est aussi un grand livre sur le corps, agressé, mutilé, déformé, pansé, guéri, et donc sur la douleur physique autant que morale. La déshumanisation non seulement des soldats mais aussi du lecteur, témoin impuissant de cette boucherie. C’est un grand livre antimilitariste, car s’il est écrit du côté allemand, sa thèse penche vers l’universalité du constat que la guerre est infecte.

  David Le Breton, La sociologie du corps , Paris : Paris : PUF, 2002 (1ère éd 1992), 128 p. L'existence est d'abord corporelle, les sensations. Mais les sensations ne sont pas identiques : socialisation. Les gestes, les mimiques sont le langage du corps, compréhensible par autrui pour une même société. Le premier lieu de cet apprentissage et de cette intériorisation, c'est la famille. = Ensemble de règles et normes de conduite, de gestion du corps : Les soins : laver, brosser, couper,… La conduite : le maintien, la pudeur ; Le langage : mimiques, cris ; La famille, un petit ensemble cohérent délivrant perceptions, usages, représentations du corps. Elle appartient de plus grands ensembles : La classe sociale : proximité du visage et de représentation. La Nation : confrontations à d'autres modèles via l'école, et le sport. Le monde via la télé. La famille, chez l'humain, est indispensa...

  Éric Reinhardt, Comédies françaises , Gallimard, 2020, 348 p. Ce qui s'apparente à une forme brillante mettant en correspondance la grande histoire et celle d'un personnage soit-disant ordinaire apparaît finalement comme artificiel, forcé, et démonstratif. D'abord le personnage central, Dimitri, appartient à la petite bourgeoisie comme la plupart du temps dans la littérature française contemporaine. Peut-être ne parle t-on que de ce qu'on connaît... mais de fait il nous apparaît comme peu inspiré et peu inspirant : brillantes études, emplois successifs à des postes de responsabilité dont du lobbying, amours sexuellement variés... Suivre sa vie est un prétexte pour insérer des développements sur des faits avérés et montrer en passant la culture de l'auteur, sa conscience sociale et politique, etc. Par exemple des recherches sur : la peinture moderne (américaine promue par la CIA pendant la guerre froide comme moyen de lutte contre le réalisme socialiste ain...